Cette confidence, aussi, lâchée par un camarade de détention avant le grand départ pour l'Allemagne, et dont Jacques Lusseyran va faire sa devise : " Il faut tout mettre à l'envers. Apprendre à mourir n'a pas de sens. Ce qu'il faut, c'est apprendre à vivre."
Rien, pas l'once d'une plainte, pas l'ombre d'un regret, pas trace d'une quelconque amertume, pas la moindre colère, pas non plus de protestation, et jamais de jalousie. Aucun sentiment bas, nulle révolte vaine.
Je ne voyais plus avec les yeux de mon corps, je voyais avec les yeux de mon âme.
Il (le cheval) est la version animale du juge de paix. Et il n'oublie rien du bien ou du mal qu'on lui a fait. Car sa mémoire est prodigieuse, qui se love dans le moindre petit détail. Le cheval est un voyant hypermnésique. Lui aussi a un regard intérieur. Et la nuit, sa complice, ne lui fait jamais peur. (p.86)
Sa conviction profonde était que la vue est un sens tyrannique et superficiel, condamné à glisser sur la peau des êtres, à la surface des choses, à évaluer les seules apparences.
S'ils prétendent ignorer l'angoisse, s'ils se veulent plus forts que leurs ennemis, ils souffrent en revanche de la souffrance des leurs. Michel Dabat, vingt ans, à sa "petite maman" : "Je vous demande pardon de tout le chagrin que je vous ai causé." Ils s'excusent de devoir mourir. Ils ne regrettent pas de s'être battus, ils se reprochent, en disparaissant dans la fleur de l'âge, d'abandonner des fiancées, des bébés, d'avoir entraîné leur famille dans le supplice, de ne pouvoir leur léguer, en fait de fortune, qu'une image de héros promis à l'oubli.
J'ai su très tôt, dira-t-il plus tard en se souvenant de son enfance, que la cécité me protégerait contre une grave misère : celle d'avoir à vivre avec les égoïstes et les sots. ( Jacques Lusseyran)
" Tu sais, lui dit-il, à quoi tu me fais penser ? A la Camargue ! Dans mon pays, il y a des chevaux. Eux, ils t'écoutent, ils te regardent. Quand tu es distrait, ils le savent. Si tu es dur avec eux, ils n'obéissent plus. Tu n'as plus le droit d'être égoïste, plus le droit d'être injuste. "
Le cheval est un médium. Il est doué d'un sixième sens. Il sent tout, il sait tout de nous, même ce que l'on lui cache. Nos douleurs enfouies, nos regrets et nos remords inavoués, il les décèle et les porte sur son dos large, impassible et musculeux. Il sait reconnaître, à son poids, à son usage des aides, au battement de son cœur, le prétentieux, le modeste, le courageux, le craintif, le sourcilleux, l'inconscient. Il est indulgent avec les fragiles, mais ne passe rien aux acrimonieux. Il n'a pas besoin de voir pour comprendre - son champ visuel est très étendu sur les côtés, mais réduit vers le bas, et sa perception des couleurs limitée. Il ne donne qu'à proportion de ce qu'on lui offre. Il se confie seulement à qui veut bien, en silence, se confier à lui. Il respecte qui le respecte. La solitude le déprime. C'est un être très sociable, mais pas mondain. Il exige du tact, réclame de la complicité, demande qu'on murmure à son oreille, ne progresse que dans l'insinuation et la délicatesse. A condition qu'on l'aime, il est capable d'exploits extraordinaires. Il est équitable, et l'iniquité lui fait horreur : les ordres irraisonnés le bloquent, les punitions injustes le révoltent, mais la générosité décuple ses forces. Il est la version animale du juge de paix. Et il n'oublie rien du bien ou du mal qu'on lui a fait. Car sa mémoire est prodigieuse, qui se love dans le moindre petit détail. Le cheval est un voyant hypermnésique. Lui aussi a un regard intérieur. Et la nuit, sa complice, ne lui fait jamais peur.
ET LA LUMIÈRE FUT
Rien,pas l'once d'une plainte ,pas l'ombre d'un regret,pas trace d'une quelconque amertume,pas la moindre colère, pas non plus de protestation,et jamais de jalousie .Au contraire ,une paix avec soi-même, une harmonie avec le monde,une ėquanimité souterraine,un optimisme ravageur,une vaillance hors norme,une foi d'airain, et même une manière de gratitude pour le destin qui,en le privant de ses yeux ,en lui ayant refusé le spectacle de la beauté à l'âge des premiers émerveillements ,développa chez lui ce qu'il nommait le regard intérieur.
Il ne craint rien, sauf l'eau. Il l'aime sur la rive, mais refuse d'y plonger. Toute sa vie, même sur la Côte d'Azur, même sur les îles grecques, il éprouvera une égale défiance pour l'élément liquide, qu'il juge trompeur, fuyant, insincère. Il lui faut un sol ferme, où s'enfoncer, où s'enraciner, où croître.