- Pourquoi êtes-vous si triste ?
- Vous savez, parfois il m'arrive d'avoir envie de me recoucher avant même d'être sortie de mon lit. Hier soir, j'étais assise là, à la même place, je regardais les étoiles. J'aurais voulu tirer le ciel à moi, comme une couverture et m'endormir pour longtemps, très longtemps...
- Vous êtes malheureuse...
- Non. Pourquoi faudrait-il être malheureuse pour avoir envie de mourir ?
- Tu sais ce qu'ils mangent, les gitans ?
- Non ?
- Du hérisson ! Parfaitement, du hérisson. C'est normal. On en voit beaucoup écrasés au bord des routes... Gitans, route, hérisson... C'est logique.
- C'est idiot ce que tu dis... On trouve aussi des enjoliveurs au bord des routes, ils ne bouffent pas des enjoliveurs...
- Non, ils les volent.
Vous en connaissez-vous des gens normaux ?
Porter des sandales avec des chaussettes, franchement !...
Odette avait envie d'apprendre quelque chose mais elle ne savait quoi. L'Italien, l'ikebana, le yoga, la danse orientale, la cuisine turque...N'importe quoi du moment que ce fût quelque chose de nouveau. Tout ce temps à présent... C'était comme la traversée d'un long dimanche. Le temps lui appartenait, à elle, rien qu'à elle, elle pouvait en faire ce qu'elle voulait. Cependant, cet immense territoire vierge dont on lui faisait cadeau n'était qu'un gros glaçon flottant sur un océan de vide qui fondait davantage chaque jour. C'était un peu angoissant, elle avait peur de gâcher. Elle n'avait pas l'habitude, c'est encombrant la liberté.
On garde de ces trucs au fond de soi... Va savoir pourquoi ?
- Imaginez qu'on soit sous surveillance, qu'on nous observe comme des cobayes de laboratoire ? Qu'on nous filme à notre insu, qu'on nous étudie comme des rats ?...
- Pourquoi nous ? Nous n'avons rien d'exceptionnel, nous sommes des gens normaux.
- Vous en connaissez, vous, des gens normaux ? Chacun protège son misérable petit tas de secrets.
Chacun de son côté avait fait le tour de sa propre vie et constaté qu’arrivé à un certain âge, l’indépendance devient une sorte d’esclavage.
Ça va péter… Ça finit toujours par péter, tout, même le ciel criblé d’étoiles que c’est plus rien qu’un grand rideau mité, un cache-misère avec l’autre cyclope qui nous mate au travers.
C'est que ces deux-là s'aiment, enfin, disons que la complicité qui les unit a pris avec le temps les nobles rides des vieux amants. Ils pourraient s'entretuer qu'ils ne s'en voudraient pas. C'est la vie, n'est-ce pas ? À force de voyager dans ce wagon qui pue des pieds, on finit par y faire son petit trou d'intimité, on se comprend. D'odeur à odeur, de coups tordus en coups tordus, on se cannibalise l'un l'autre. C'est dans l'habitude que tout réside, plus besoin de réfléchir, de choisir, on s'y retrouve les yeux fermés, chez l'autre comme chez soi. Les pantoufles avachies, la tignasse du matin, les cheveux sur le peigne, les coulisses de cet exploit de vivre qui nous étonne chaque matin. D'accord, pas toujours exaltant ce reflet dans le miroir, c'est vrai qu'il y a des jours où l'on voudrait le briser mais on ne le fait pas, parce que alors on se retrouverait le nez au mur et que le mur a encore une plus sale gueule que soi.