Hâte de revoir le visage de Lucine qu'il ne se lassait pas de contempler.Parce qu'elle était belle d'une certaine fatigue qu'il connaissait. Parce qu'elle avait en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas.
Le facteur Sénèque mettait tant de malice à parler qu'on avait l'impression qu'il donnait à ses interlocuteurs un présent chaque fois qu'un mot sortait de sa bouche.
Personne n'avait remarqué que les oiseaux s'étaient tus, que les poules, inquiètes, s'étaient figées de peur.
Personne n'avait remarqué que le monde animal tendait l'oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.
Soigner et instruire. Est-ce que l'homme peut faire autre chose pour l'homme ?
Partout les hommes se touchent, s'étreignent, les hommes se souhaitent de la force et du courage, de frère à frère, car en ces jours, tout le peuple de Port-au-Prince a le même père, et c'est le malheur.
Le facteur Sénèque mettait tant de malice à parler qu'on avait l'impression qu'il donnait à ses interlocuteurs un présent chaque fois qu'un mot sortait de sa bouche.
Elle dit bonjour, ne sait pas si elle doit tendre la main ou s'effacer pour inviter le visiteur à entrer. Il se présente avec une voix joyeuse, en brandissant une lettre :
— Facteur Sénèque.
Elle sourit.
Ses blagues auxquelles on ne pouvait pas ne pas rire, non pas parce qu'elles étaient drôles mais parce qu'il y mettait tellement de lui en les racontant, vous les offrant avec tellement de gourmandise, que ne pas rire aurait été comme ne pas l'aimer lui.
Les hommes ont tord de penser que les esprits Ravage viennent les tourmenter pour essayer des les emmener vers la mort, c'est l'inverse. Ils se sont évadés et cherchent les vivants qui se souviennent d'eux. (p 250)
C'est à cela qu'il l'amenait doucement. Il voulait que le vieux macoute, assis sur le siège défoncé de sa voiture, le voie ainsi, auréolé de bonheur, avec les siens, buvant, riant, et alors il répondrait à la question : "Tu veux que Matrak frappe encore ?...", oui, car aucun coup finalement ne sera venu à bout de lui. "Tu ne veux pas que Matrak souffle un peu ?... Non, qu'il s'use les poings sur son visage et ses côtes, il n'empêchera rien, le bonheur est là, d'être libre, avec d'autres hommes libres, à cracher sur Duvalier haut et fort s'ils le veulent, à boire du rhum en chantant de vieilles chansons d'opposants, le bonheur d'avoir construit une vie, malgré la cave sans fenêtre, malgré le sourire goguenard et les lunettes noires sur le front, oui, c'est à cela qu'il l'amenait, car il savait que de l'autre côté de la rue, Matrak ne pourrait lever les yeux de ce spectacle et que ce bonheur le terrasserait et que c'était pour cela qu'il le suivait avec docilité, pour s'entendre dire "Tu es Matrak, je t'ai reconnu, tu n'as rien empêché. Je te balaie du revers de la main, car le bonheur, Matrak, regarde-le, il est là, aujourd'hui et c'est de mon côté. Tu peux mourir maintenant. En crachant d'une mauvaise pneumonie, ou pris par une fièvre qui te videra le ventre... Tu peux mourir. Je me suis vengé de toi car tu n'iras plus nulle part sans penser à moi, à ta défaite, aux souffrances qui t'attendent... La solitude de l'agonie, c'est cela qui t'attend, tandis que je ris, moi, regarde, je bois et je danserai jusqu'à ce que le soleil tombe dans la mer et bien après encore...