Citations sur Danser les ombres (156)
C'est à son tour à elle de le regarder. Elle prend tout son temps, en conservant sur les lèvres un sourire bienveillant. Elle le regarde et il sait ce qu'elle fait : elle note les rides sur le front, le corps qui s'est épaissi, cette jambe boiteuse, elle note l'usure et la fatigue, mais pas pour s'en moquer, plutôt pour essayer d'y lire la vie qu'il a menée, comme si elle voulait savoir ce qu'il avait fait pendant ces cinq années passées sans le lui demander. Il la laisse faire. Il aime ce regard sur lui. Elle ne juge pas...
Dans les rues de Port-au-prince, partout, on aligne les morts le long des trottoirs. Eux, ici, ils veulent aligner les vivants, de toute leur force, en sortir le plus possible,pour qu'il soit des rues, dans cette ville tremblée, où les cris de joie sont plus forts que les pleurs, et où les hommes, face à la colère des sols, peuvent dire à eux mêmes que malgré leur petitesse, malgré leur fragilité, ils ont gagné.
On dit que Léogâne n'existe plus. Que là-bas, Goudou Goudou s'est bâfré, dévorant tout, engloutissant les hommes, les voitures, les maisons, jusqu'à en avoir plein la bouche puis tout recracher et recommencer à nouveau.
Elle se laisse traverser par la tristesse du mourant sur le champ de bataille, qui sent que, partout autour de lui, on meurt aussi.
Est-il possible que l’urgence vous débarrasse de la difficulté d’être homme? Qu’il y ait dans l’action face à la souffrance quelque chose de vif, de concentré qui vous soulage des tourments de l’inutilité et ressemble, une fois la journée passée, non pas au bonheur, mais à une sorte de satisfaction parce qu’on a fait peu, mais de toutes ses forces?
C'est comme si tout le peuple de Port-au-Prince se connaissait. Pour combien de temps encore ? Combien de jours durera cette fraternité des rues ?
À cet instant, l'ombre était au niveau de Lucine. Elle s'arrêta, se tourna avec lenteur, puis s'approcha encore. Lucine vit ses deux yeux noirs comme des éclats de quartz et elle sut qu'elle avait devant elle l'esprit Ravage, celui qui renverse la vie des hommes, écroule les existences, celui qui casse les vies et fait pleurer les femmes. Il était là, ne bougeait pas, semblait la flairer.
Hommes, ce qui est sous vos pieds vit, se réveille, se tord, souffre peut-etre, ou s'ébroue. La terre tremble d'un long silence retenu, d'un cri jamais poussé.
La terre n'est plus terre mais bouche qui mange. Elle n'est plus sol mais gueule qui s'ouvre.
Hâte de revoir le visage de Lucine qu'il ne se lassait pas de contempler.Parce qu'elle était belle d'une certaine fatigue qu'il connaissait. Parce qu'elle avait en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas.