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Citations sur Ceux de 14 (111)

Ceux de 14 n'est pas un roman. C'est le récit chronologique de la guerre du sous-lieutenant Genevoix, de son départ de Châlons-sur-Marne vers la vallée de la Meuse, avec un détachement du 106e régiment d'infanterie, à son évacuation par une ambulance automobile de la Tranchée de Calonne jusqu'à l'hôpital de Verdun.
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Et voici qu'à un tournant, très loin, une troupe d'hommes apparut, s'allongea, ondula à ma rencontre. Son allure était lasse, presque accablée : ce devait être une troupe de vieux territoriaux, une compagnie de travailleurs qui rentraient au cantonnement, une fois achevée la besogne du jour.
J'approchais, étonné de ne pas reconnaître les silhouettes épaisses et frustes, le profil des outils jetés sur les épaules. Les corps de ces hommes m'apparaissaient fluets, à peine virils. Et quand, plus près encore, je pus distinguer les visages je m'aperçus que c'étaient des visages d'enfants, de chairs rondes, mais lasses et meurtries, comme salies d'une excessive fatigue. Un officier marchait à leur tête. Il me reconnut, s'exclama :
"Toi ici !... Tu as déserté, ou quoi ?"
C'était le grand Sève, de la 1re . Arrêté, les bras ouverts, il maintenait le troupeau fourbu dont les rangs refluaient mollement dans le bruit des chaussures traînées. Je lui demandai :
"Classe 14 ?
- Tu vois", me dit-il.
Et plus bas, avec une moue :
"C'est plein de bonne volonté, ça veut bien faire...Mais ça ne tient pas, ça se vanne tout de suite... Trop jeunes ; réellement trop."
Et c'était vrai. Une surprise pénible me tenait au bord de la chaussée, immobile, tandis qu'ils défilaient, derrière Sève. Leurs capotes trop larges glissaient à leurs épaules. Le sac haut monté leur écrasait la nuque : ils tendaient le cou et regardaient la route fixement, les uns pâles et les yeux creux, d'autres trop rouges, et de grosses gouttes de sueur aux tempes malgré le froid
que le soir avivait.
Quelques sous-officiers marchaient au flanc de la colonne. Et de ceux-là je reconnaissais les visages hâlés, les pommettes sèches, d'allure tranquille et longue. Ceux-là se ressemblaient entre eux. Je les avais quitté le matin, j'allais les retrouver tout à l'heure. Depuis des mois, ils étaient les seuls hommes avec qui j'eusse vécu, hommes de toutes classes, de toutes provinces, chacun lui-même parmi les autres, mais tous guerriers sous leurs vieilles défroques aux plaques d'usure identiques, sous le harnais de cuirs ternes, sous la visière avachie des képis - des guerriers fraternels par l'habitude de souffrir et de résister dans leur chair, par quelque chose de courageux et de résigné qui les 'incorporait" mieux encore que la misère de leur uniforme.
Tandis que les autres ! Tous ces jeunes qui passaient, rang par rang, à n'en plus finir ! Calicots, comptables, maraîchers des banlieues, vignerons champenois, ils étaient bruns ou blonds comme on l'étaient naguère, laids quelques uns, d'autres sales, d'autres restés jolis et se souvenant de l'être. Quatre par quatre ils se suivaient, apparus brusquement, disparus. J'aurais voulu tourner la tête, les mêler tous en un regard, les voir soldats comme cela devait être, et secouer ainsi le douloureux malaise qui me tenait cloué sur le bord de cette route, m'obligeait à les voir les uns après les autres, à les compter malgré moi quatre, et puis quatre, et puis quatre... jusqu'à quand ?
Voici qu'ils étaient là, de partout arrachés, mis en tas. On retrouvait sur eux, encore, des lambeaux de ce qu'avait été leur vie. "Mais nous ? me disais-je. Mais nous ?"... Ah ! nous, ce n'était pas la même chose. Le 2 août, le délire énorme, la rafale de folie, tournoyant sur l'Europe entière, les trains hurlants, les mouchoirs frénétiques.... En vérité, ce n'était pas la même chose.
Ceux-ci maintenant, après nous, bientôt comme nous, perdus.... Et c'étaient des nôtres qui étaient allés vers eux, pour les "instruire", pour les mieux prendre...
Je m'étais retourné. Là-bas, en tête de la troupe, la dominant de son longue taille, Sève allait, indifférent, en balançant les épaules. J'avais envie de courir vers lui, de le rappeler : "Reviens avec moi, Sève, rentre avec moi.... Ce n'est pas bien, ce que tu fais là."
Quatre ; et puis quatre.... Ils défilaient toujours. Il devait y en avoir tout un bataillon. Derrière moi, au fond de la forêt, des coups de canon se boursouflaient lourdement : ils les entendaient de la tête aux pieds ; je les entendais à cause d'eux.
C'était loin, encore loin. Mais ne savaient-ils pas qu'ils en étaient à la dernière halte, qu'on ne les lâcheraient plus puisqu'on les avaient pris, qu'il allait falloir avancer vers cela qu'on entendait, achever la dernière étape, être arrivés ?
Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà ce soir, leur cadavre sur leur dos.
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"As-tu jamais songé aux autres morts, ceux que nous n'avons pas connus, tous les morts de tous les régiments ? Le nôtre, rien que le nôtre, en a semé des centaines sur ses pas. Partout où nous passions, les petites croix se levaient derrière nous, les deux branches avec le képi rouge accroché. Nous ne savions même pas combien nous en laissions : nous marchions... Et dans le même temps d'autres régiments marchaient, des centaines de régiments dont chacun laissait derrière lui des centaines et des centaines de morts. Conçois-tu cela ? Cette multitude ? On n'ose même pas imaginer... Et il y a encore tous ceux que les guimbardes ont cahotés par les routes, saignant sur leur litière de paille, ceux que les fourgons à croix rouge ont emmenés sur toutes les villes de France, les morts des ambulances et les morts des hôpitaux? Encore des croix, des foules de croix serrées à l'alignement dans l'enclos des cimetières militaires."
La voix, tout à l'heure contenue, d'instant en instant est devenue plus forte, puis de nouveau s'est affaissée :
"Mais j'entrevois, dit-elle, un malheur pire que ces massacres... Peut être ces malheureux seront-ils très vite oubliés... Tais-toi, écoute : ils seront les morts du début, ceux de 14. Il y en aura tellement d'autres ! Et sur ces entassements de morts, on ne verra que les derniers tombés, pas les squelettes qui seront dessous... Qui sait, même ? Puisque la guerre, décidément, s'accroche au monde comme un chancre, qui sait si ne viendra pas un temps où le monde aura pris l'habitude de continuer à vivre avec cette saleté sur lui ? Les choses iraient leur train, comprends-tu, la guerre étant là, tolérée, acceptée. Et ce serait le train normal des choses que les hommes jeunes fussent condamnés à mort." (p 344-345)
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Mais lorsque le cœur s'engloutit peu à peu en des marécages de tristesse, lorsque la souffrance ne vient pas des choses, mais de nous, lorsqu'elle est nous-mêmes tout entier, quel recours ? À quoi se cramponner pour échapper à cet enlisement ? On voit, lorsque l'hiver commence, des fins de jours si lugubres !
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Il doit être tard. Le soir vient. Une lassitude, à cette heure, plane sur les bois et sur nous. Le besoin du repos naît, et peu à peu s'affirme. Car des vides ont grandi dans nos rangs, que le calme seulement nous permettra de connaître et de sentir. Voici venu le moment où il faut que les vivants se retrouvent et se comptent, pour reprendre mieux possession les uns des autres, pour se serrer plus fort les uns contre les autres, se lier plus étroitement de toutes les récentes absences.
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Ce que nous avons déjà fait… En vérité, c'est plus qu'on ne pouvait demander à des hommes. Et nous l'avons fait. Et nous voudrions bien – est-ce un état d'esprit déplorable ? – que la guerre nous tienne enfin quittes…
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Les blessés qui s'en venaient vers nous, d'autres, d'autres, d'autres encore, c'est comme si, rien qu'en se montrant, avec leurs plaies, avec leur sang, avec leur allure d'épuisement, avec leurs masques de souffrance, c'est comme s'ils avaient dit et répété à mes hommes : « Voyez, c'est la bataille qui passe. Voyez ce qu'elle a fait de nous, voyez comme on en revient. Et il y en a des centaines et des centaines qui n'ont pas pu nous suivre, qui sont tombés, qui ont essayé de se relever, qui n'ont pas pu, et qui agonisent dans les bois, partout. Et il y en a des centaines et des centaines qui ont été frappés à mort, tout de suite, au front, au cœur, au ventre, qui ont roulé sur la mousse, et dont les cadavres encore chauds gisent dans les bois, partout. Vous les verrez, si vous y allez. Mais si vous y allez, les balles vous tueront, comme elles ont fait eux, ou elles vous blesseront, comme elles ont fait nous. N'y allez pas ! »
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Je ne sais pas comment je vis ; mais à vrai dire, ma résistance m'étonne moi-même. Elle est étrange et merveilleuse, la facilité à s'adapter que je constate chaque jour chez les plus simples d'entre nous. Notre rude vie nous a façonnés, et pris pour tout le temps qu'elle durera. Il semble, à présent, que nous soyons nés pour faire la guerre, coucher dehors par n'importe quel temps, manger chaque fois qu'on trouve à manger, et tout ce qui se peut manger.
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" Le 11 Mars, des Eparges.
" Je suis dans la chambre du curé, celle dont je t'ai parlé souvent et où l'on est tout près des boches. Ils ont appris pendant l'affaire, ou avant, que nous avions là un poste de commandement ; et ils ont tiré à gros calibre : un 210 a salement aplati une moitié de la maison ; un 150, qui a crevé le toit, est tombé dans la pièce voisine, près de l'horloge au carillon clair, et n'a pas éclaté. Il est encore là, tout rond, inexpressif. On a dressé autour une petite barricade, de crainte que quelque brave crétin n'aille donner du pied dans la fusée.
La chambre est restée debout hors l'amoncellement des moellons ; son papier à fleurs n'a pas une égratignure. "
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arrêt brusque, piétinement sur place. Nous y sommes : Rupt-en-Woëvre. Le régiment forme les faisceaux dans un champ, au seuil du village. Je ne comprend rien à la situation : je m'oriente à peine. Il est deux heures du matin.
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