Si je mens... Conversations avec Claude Glayman

- Ah ! J'aime les mots, et qu'on sache les peser ! Les tricoter aussi. Une pauvreté dont j'aurais peur, c'est celle qui tout à coup me viderait des mots et ne laisserait plus dans ma mémoire que : « Il fait beau »... « J'ai froid »... « Passez-moi le sel »... « Quelle heure est-il ? »... Je me souviens d'une compagne de cellule, un jour qu'elle n'en pouvait plus de solitude et d'inaction et où, pour la distraire, j'ai récité comme on chante pour la calmer les enfants, n'importe quoi, les vers qui me revenaient en mémoire... Quand elle a entendu : « Je pissais vers les ciels bruns avec l'assentiment des grands héliotropes... » elle a répété : « l'assentiment des grands héliotropes... » comme un bonbon au goût surprenant.

2001 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 240-241]

- Peut-être est-ce cela qui reste, aujourd'hui, de Mendès France. L'image de l'homme qui tient parole. Et qui la tient parce qu'il ne s'engage pas pour séduire en se disant : « Après, on verra bien... » C'est tout à fait admirable d'intelligence chez lui, cette façon de spéculer sur l'intelligence de l'interlocuteur - et de l'électeur - et non sur sa crédulité. Ah ! avec lui, on ne rêve pas ! !

1998 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 214]

... je crois que, dans le domaine intérieur, Mendès France a sous-estimé les forces qu'il déchaînait contre lui, au Parlement, en faisant échouer la C.E.D. La haine irréductible de la démocratie-chrétienne, du M.R.P., qui était puissant à l'époque, contre lui, date de là ; en même temps qu'il devenait encore plus suspect d'être le fourrier du communisme aux yeux des Américains. Ce qui est un comble pour un homme que les communistes ont toujours craint et détesté, même quand il leur est arrivé de voter pour lui.
(...)
Il reste pour en revenir à l'Europe, que Mendès France a voté, en effet, plus tard, comme parlementaire, contre le Marché commun. Et que L'Express ne l'a jamais suivi sur ce terrain.

1944 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 210]

Simon Nora avait en permanence dans sa poche une série de photos montrant le visage atrocement mutilé de ses camarades, tués par les Allemands dans le Vercors. Un jour où... je crois que c'était le premier secrétaire de l'ambassade d'Allemagne, l'a demandé au téléphone, il lui a répondu : « Je ne parle pas à un Allemand. - Je vous comprends, monsieur, a dit l'autre. Toute ma famille a périt à Auschwitz. »
A l'époque il était, de surcroît, un admirateur quasiment inconditionnel des méthodes de l'Union soviétique. Il a donc pesé, lui aussi, de tout son poids pour que Mendès France présente le projet de C.E.D. au Parlement de telle sorte qu'il soit repoussé.

1939 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 208]

(1954) Le projet de C.E.D., de Communauté européenne de défense, d'intégration de armées européennes, était comme un abcès dans la vie politique. Un abcès que personne n'osait opérer. Vous vous souvenez qu'à l'époque les Etats-Unis favorisaient la C.E.D., l'Union soviétique la combattait, (...) le parti communiste aussi, tandis que le M.R.P. et la moitié des socialistes la soutenaient ardemment.

1926 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 206]

Au moment du référendum de 1958, par exemple, il était normal d'aller demander à Sartre un article, et il était normal pour Sartre de l'écrire, et ce qu'il écrivait ne tombait pas dans le désert.
Jean-Jacques avait été à Rome, où Sartre séjournait, pour lui en parler, je me souviens. Il nous avait envoyé un fleuve, comme d'habitude, laissant à Simone de Beauvoir le soin de couper dans son texte. Vous avez déjà vu un manuscrit de Sartre ? il a une petite écriture très sage, commence haut dans la page, remplit entièrement ses lignes, Mais dès qu'il y a une rature, il change de page.
Cet article était très vigoureux, très fort. Aujourd'hui, tout ce qu'écrit Sartre m'intéresse par rapport à son histoire, à sa trajectoire, à cette haine qu'il à de lui-même... Quand il rame, dans la Cause du Peuple, c'est... attendrissant. D'ailleurs, il est un personnage attendrissant et à qui tout peut être pardonné parce qu'il est généreux. Il ne s'est jamais trompé que généreusement. Mais c'est vrai qu'il est inoffensif, comme disait Mauriac, qui n'hésitait jamais pour trouver le mot terrible. Sartre est devenu inoffensif.
En tout cas, lui aussi est « ailleurs », et dans un ailleurs qui n'est pas du tout celui de Foucault, lequel n'est pas celui d'Althusser qui n'est pas celui de Deleuze qui n'est pas celui de Lacan, qui n'est pas... etc.

1743 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 200/201]

Avez-vous remarqué que toutes les bassesses se font avec bonne conscience ? Les hommes sont de drôle d'animaux. Incapables de cynisme abouti. Quand Hitler fait assassiner son bon ami Rœhm, c'est pour sauver l'Allemagne.

1738 - [Le Livre de poche n° 3729, p.184/185]

C'est un mécanisme de protection, évidemment. On fuit le vaincu de la même manière qu'on s'écarte du costume de deuil. Il signale que vous avez été frôlé par la mort, donc que vous êtes contagieux, donc qu'il faut vous fuir pendant un temps. On a envie de s'écarter du vaincu dont on craint qu'il ne soit contagieux, et comme on sait au fond de soi que c'est une attitude humaine particulièrement méprisable, on se trouve vite, de bonnes raisons. Et quelles rasions meilleures que de déclarer urbi et orbi, de se convaincre et de convaincre que le vaincu était une baudruche enfin dégonflée ?

1702 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 183/184]

... la seule chose que personne ne vous pardonne, c'est le bien qu'on lui a fait, sauf à être de très bonne qualité humaine et quoi de de plus rare...

1696 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 179/180]

... on agit toujours par référence au passé. L'exécution de Louis XVI à cause de la mise à mort de Charles Ier en Angleterre. La Commune imprégnée de 1792, etc. Valéry l'a dit mieux que personne et le premier. Nous entrons dans l'avenir à reculons.

1692 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 177]