- Voyez, dit le docteur, ces petits points sur le lobe pulmonaire, comme des grains de Millet? Tuberculose militaire.
- Comment ?
- Tuberculose militaire. Généralisée.
Le mot militaire envoie immédiatement aux chiffres colossaux d'une invasion, milliers, millions, milliards, des milliards de bacille pense Mathilde. Odile est tétanisée sur sa chaise. C'est Mathilde qui demande ce que ça veut dire vraiment, militaire.
(p 252)
Ils se battent contre l'Histoire. Refusent la défaite certaine, l'Algérie algérienne, le cessez-le-feu. Des inscriptions partout sur les murs : l'OAS veille. Le grand aveuglement de l'OAS fait des ruisseaux de sang.
(p 248)
Le mot capital, c'est sanatorium. Il arrive en douceur, ce mot, à la table du petit-déjeuner, alors que Paul Blanc est encore couché. Paulot va faire un séjour au sanatorium, annonce la mère en beurrant les tartines. Comme elle dit le mot fort et clair sans trembler, Mathilde se sent autorisée à en demander le sens. Annie dit que c'est comme un hôpital. Mathilde s'étonne : si c'est un hôpital, pourquoi on dit sanatorium ? Le sana est spécial, on y va pour soigner les poumons. Sanatorium, comme pleurésie, est un mot rassurant : on sait de quoi souffre Paulot, on sait où le guérir.
C’est une danse étrange que celle de Mathilde sur ce fil, son corps penchant toujours du même côté, lesté du poids d’amour qu’elle porte à Odile, Paulot et Jacques; du côté de l’oubli de soi.
À l'intérieur une piste immense. Un orchestre. Tout bouge. Les corps, les ombres sous les corps, tout vibre, l'air, le sol. Le son traverse la peau, le muscle, l'estomac bat, la gorge bat, les narines battent, les tympans battent, la cornée bat. C'est un changement d'échelle total. Plus fort le bruit. Plus vaste l'espace. Dense la foule. Annie se précipite sur la piste, disparaît parmi les jambes, les bras qui se dressent au-dessus des têtes comme des bras de noyés. Ils dansent et se défont, les coiffures lâchent, les mèches tombent, les vêtements se froissent. Mathilde reconnaît les danses, paso doble, tango, valse. Dans ses molets montent une sève d'enfance, celle qui te hisse de branche en branche, te jette dans l'eau glacée, te fait courir dans les ronciers jusqu'à la brûlure. Grimper elle sait, nager elle sait. Danser, non. »
Je t'écris, je pense à toi, je pense à toi puisque je t'ecris, ne distinguant pas la cause de l'effet, ce qui compte c'est remplir le silence pour rétrécir l'espace. (p.121)
Devant le tubard on change de trottoir, sa solitude extrême Thomas Bernhard l'appelle -le froid-.Par pitié pour ces exclus et contre toute logique médicale, on renonce à imposer la déclaration obligatoire de la maladie :le tubard est caché. Les médecins font construire pour lui des sanatorium, lieux de soin et d'isolement volontaire. ... (p.43)
mon cœur amoureux
s’est pris au piège
de tes grands yeux
"Mieux vaut la liberté dans la pauvreté que la richesse dans l'esclavage".
Est-ce qu'on peut être libre sans argent ? Mathilde le sait, la pauvreté est une prison. N'empêche : elle a voulu son émancipation, préférant la misère aux tyrannies de la veuve et de l'assistance sociale.
Ecrire pour répéter le temps aimé, pour le recommencer, le prolonger, le dilater dans le futur et ce faisant hâter le cours du temps subi, pesant comme un battant d'horloge, l'abolir dans l'heureuse nostalgie du ressassement. p122