Mathilde Blanc traverse le cadre des fenêtres. Elle disparaît, réapparaît, chaque fois plus lente, à la facon d'un automate en fin de course.Elle s' arrête, à cause de l'arthrose..De l'effroi.Elle regarde la ruine autour d'elle.La glaise et la poussière à la pointe de ses chaussures.Son père est mort il y a cinquante ans jour pour jour le 1er juillet 1962.Elle a voulu ce pèlerinage dans le théâtre de la maladie ,et aussi du plus grand amour; mais du sanatorium d'Aincour il ne reste rien.( Page 7).
Aimer Paul est un renoncement. Elle y consent complètement
Mathilde Blanc l'apprendra bientôt, les archives aussi ont été détruites lors de récents exercices anti-incendies. Il reste les mots de la fiche, et la mémoire des vieux. Et peut-être, chez un bouquiniste, l'un des somptueux clichés en noir et blanc édités par Thévenin: trois paquebots de béton couleur neige, jaillis d'un océan de verdure de soixante-treize hectares. (p.10)
Qu’est-ce que c’est que ça, la tuberculose ? Le mot résonne dans le silence de la classe et personne ne l’attrape, ne pose de question. Mathilde se concentre, tord les syllabes dans tous les sens, repasse le mot dans sa tête jusqu’à en faire une bouillie de sons. Ce doit être plus grave que le bacille, puisqu’on ne le chuchote même pas au Balto. Elle a chaud, assise devant son pupitre, elle pense à toute vitesse, tuberculose comme tubercule, la page du manuel de sciences lui revient en mémoire, les patates, les carottes, les navets, les betteraves dessinés en coupe sous la surface de la terre, mais quel rapport avec son père ? Toutes les images se superposent, bacilles bondissant, légumes du livre, poumon qui pleure.
Toujours les points de rupture, les charnières sont fixés à rebours, l'histoire est un coup d'oeil jeté par-dessus l'épaule (...)
Avant de s'en aller, Odile pose une enveloppe sur le lit de Mathilde. A l'intérieur il y a une carte avec un texte calligraphié à la plume.
- Je l'ai recopié dans une revue.
En haut de la carte, le prénom " Mathilde " en pleins et déliés. En dessous un commentaire étymologique :
Prénom d'origine germanique composé des mots " mat " - puissance -, et " hild " - combat. Les Mathilde font preuve d'un courage inlassable et d'un optimisme exceptionnel. Elles privilégient la sécurité affective à la sécurité matérielle. Mathilde l'Emperesse ( 1102-1167 ), impératrice et reine d'Angleterre, était petite-fille de Guillaume le Conquérant.
Elle retire les parties vertes autour des nervures, fait des squelettes de feuilles.
Alors elle apprendra un mot nouveau, banal pour des millions de salariés : Sécurité sociale. Ils ont la Sécurité sociale dira Odile. Ça lui fera monter les larmes, Mathilde, à l'automne prochain, l'automne de ses dix-huit ans, quand elle recevra sa première fiche de paie avec ces mots inscrits à la plume, Sécurité sociale, tandis que son père crachera ses bacilles, ruiné. (...)
A l'automne prochain, Mathilde lira le montant inscrit dans la petite case sur sa fiche de paie, le chiffre qui aurait changé leur vie, la grande conquête du Conseil national de la Résistance comme elle l'apprendra un jour. Elle apprendra aussi à dater le miracle des Trente Glorieuses et la révolution antibiotique, découvrant qu'ils étaient en plein dedans les Blanc, à Limay, à La Roche, en pleine gloire sans le savoir. Ça fait belle lurette qu'on ne payait plus l'assurance privée, avouera Odile. En 1952, pour le sana, ils l'avaient, l'assurance privée.
Qu'est-ce que c'est que ça, la "tuberculose"? Le mot résonne dans le silence de la classe et personne ne l'attrape, ne pose de question. Mathilde se concentre, tord les syllabes dans tous les sens, repasse le mot dans sa tête jusqu'à en faire une bouillie de sons.
Le chuchotement trahit le secret, tous les enfants le savent.