- Le fugitif était un de vos serfs ?
- Comment un de mes serfs ? Ça, ce ne serait encore rien comme filouterie ! Ce qui s'est enfui... c'est... mon nez.
- Hum ! quel nom de famille étrange ! Et ce monsieur " Monnez " vous a volé une forte somme ?
- C'est vrai, je regrette beaucoup qu'il vous arrive une histoire pareille. Vous ne voudriez pas une petite prise ? ça soulage les maux de tête et les humeurs maussades ; même du point de vue des hémorroïdes, ça fait du bien.
Le fonctionnaire se mit à réfléchir, ce que dénotaient ses lèvres fortement serrées
_ Non, je ne peux pas insérer une annonce semblable dans les journaux, fit-il enfin après un silence assez long
_ Comment ? Pourquoi ?
_ Parce que. Le journal peut-être compromis Si tout le monde se met à publier que son nez s'est enfui, alors... On répète assez sans cela qu'on imprime une foule de choses incohérentes et de faux bruits.
- Voilà qui est bon ! Alors je vais rester sans nez ? fit Kovalev. Comment ? Rien ne pourrait être pire. Le diable seul sait ce que c'est. Comment puis-je me montrer si je suis une caricature ? J'ai des connaissances distinguées. Rien qu'aujourd'hui, je dois être reçu dans deux maisons.
Traduction de Vladimir Volkoff
Mon Dieu ! mon Dieu ! Pourquoi un malheur pareil ? Si j'avais été sans un bras ou sans une jambe — tout aurait été mieux ; j'aurais été sans oreille — c'est moche, mais c'est quand même supportable ; mais sans nez, un homme, c'est le diable sait quoi ; un oiseau sans ailes, un citoyen sans droits, — juste à jeter par la fenêtre ! Si encore on me l'avait coupé à la guerre, ou dans un duel, ou si c'est moi qui en avais été la cause ; mais il a disparu comme ça, sans raison, oui, disparu pour rien, pour pas un sou !... Mais non, ce n'est pas possible, ajouta-t-il, après un temps de réflexion. C'est invraisemblable que le nez ait disparu ; c'est invraisemblable, de toutes les façons. Ou bien, soit, réellement, c'est dans mon rêve, soit, c'est juste une espèce de chimère ; peut-être que, par erreur, j'ai pris pour de l'eau la vodka avec laquelle je m'essuie la barbe après le barbier. Ivan, ce crétin, il ne l'aura pas bue, et, moi, voilà, je paye les pots cassés.
Il se passa le 25 mars ,à Saint-Pétersbourg ,un fait extraordinairement bizarre
Ivan Iakovlévitch était un grand cynique, et chaque fois que l'assesseur de collège Kovaliov lui disait pendant qu'il se faisait raser : " Tu as les mains qui puent, Ivan Iakovlévitch ! ", Ivan Iakovlévitch lui répondait par cette question : " Pourquoi est-ce qu'elles pueraient ? " — " Je ne sais pas, mon vieux, mais elles puent ", disaient l'assesseur de collège, et Ivan Iakovlévitch, après une prise de tabac, le savonnait [...] partout où ça lui chantait.
Comme tout honnête artisan ruse, Ivan Iakovlévitv était un ivrogne invétéré [...].
De joie, le major faillit éclater de rire.
Mais rien ne dure en ce bas monde, si bien que la deuxième minute de joie ne vaut pas la première ; à la troisième, elle faiblit encore et enfin elle se fond imperceptiblement avec l'état ordinaire de l'âme, comme le cercle que la chute d'un caillou fait apparaître sur l'eau finit par se fondre avec la surface unie. Kovalev se mit à réfléchir et comprit que l'affaire n'était pas encore terminée : le nez était retrouvé, mais il fallait encore le coller, le remettre à sa place.
- Et si, par hasard, il n'y restait pas ?
À cette question, qu'il se posa à lui-même, le major blêmit.
Traduction de Vladimir Volkoff
Respectueux des convenances, Ivan Yakovlévitch passa son habit pardessus sa chemise et se mit en devoir de déjeuner. Il posa devant lui une pincée de sel, nettoya deux oignons, prit son couteau et, la mine grave, coupa son pain en deux. Il aperçut alors, à sa grande surprise, un objet blanchâtre au beau milieu ; il le tâta précautionneusement du couteau, le palpa du doigt… « Qu’est-ce que cela peut bien être ? » se dit-il en éprouvant de la résistance. Il fourra alors ses doigts dans le pain et en retira… un nez ! Les bras lui en tombèrent. Il se frotta les yeux, palpa l’objet de nouveau : un nez, c’était bien un nez, et même, semblait-il, un nez de connaissance !