Les Chinois se rendent compte qu’une langue est un instrument puissant de civilisation, à condition de n’être pas une langue morte, accessible aux seuls lettrés et incapable d’exprimer exactement les idées nouvelles. Il s’est formé autour de l’Université de Pékin, un groupement de jeunes écrivains décidés à abandonner la vieille langue littéraire : pour atteindre le public plus large sur lequel ils veulent agir, et aussi pour pouvoir exprimer les nouveautés qu’ils veulent répandre, ils écrivent en langue parlée vulgaire, en pai houa ; cette audace a irrité les conservateurs, qui ont tout aussitôt demandé des sanctions au Recteur de l’Université, M. Tsai Yuan-p’ei ; celui-ci, esprit novateur, s’y est refusé : ç’a été, au printemps dernier, l’occasion d’une agitation véritable. En fait, les écrivains de pai Noua se bornent à enchâsser dans une espèce de ciment syntaxique emprunté à la langue vulgaire, des expressions prises au style littéraire. Pour que leur tentative aboutisse, il faudrait qu’ils se livrassent sur leur langue à un travail de réflexion méthodique par lequel ils verraient si elle peut, et comment elle peut, devenir moderne et vivante. Les habitudes du régime parlementaire y aideront, mais il faut que l’évolution de la langue soit contrôlée par des gens avertis : depuis la rénovation du Japon, l’échec de la tentative de romanisation de l’écriture et l’enrichissement du vocabulaire en mots nouveaux traduits en idéogrammes chinois ont rendu l’emploi du japonais moins commode et moins clair.
Mon projet est de publier en Chine les notes qu’on va lire : elles correspondent à des préoccupations qui s’y manifestent actuellement, de la manière la plus vive, dans le public cultivé ; d’autre part, elles posent des problèmes auxquels seul sans doute un Chinois d’esprit réfléchi pourrait répondre utilement. Ces réponses — et le travail de réflexion d’où elles sortiraient -pourraient avoir, sur l’avenir de la langue et de la pen sée chinoises, une influence utile ; à coup sûr, elles constitueraient, pour les linguistes et les philosophes d’Occident, un document de premier ordre. De plus, proposer aux lettrés chinois de nous aider à résoudre les problèmes que pose à notre esprit l’étude de leur civilisation, sur un point qui les intéresse de façon pratique et très vivement, est peut-être un moyen d’établir une collaboration sans laquelle le progrès dans la connaissance de l’Extrême - Orient ne se fera qu’au prix de beaucoup de travail perdu.
Tandis que la plupart des langues primitives se signalent par une richesse extrême en formes verbales, on voit que, sur ce point, le chinois est singulièrement pauvre, puisqu’il ne dispose que de monosyllabes à peu près invariables, et qu’on n’y trouve point de partie s du discours nettement différenciées. Mais le goût de l’expression concrète qui se traduit dans les autres langues par cette variété de formes, on le retrouve dans le chinois, affirmé par une remarquable abondance de mots rendant, avec une force incomparable, des aspects particuliers des choses.
L’étude des principes directeurs de la pensée chinoise est u ne bien grosse besogne que je ne veux pas entreprendre ici : je me bornerai à montrer par quelques notes l’accord qui existe entre les notions fondamentales et les opérations caractéristiques de l’esprit chinois que fait apparaître l’étude du langage.