Taper sur un tambour pour refuser le monde des adultes, ses compromissions, son absurdité, son obsession de la destruction et de la mort : voilà ce que veut faire Oscar Matzerath dès sa naissance. Car, sitôt né, son père présumé l'a promis au commerce tandis que sa mère l'a assuré de la possession future dudit instrument.
Oscar refuse alors de grandir. Né dans une famille d'origine kachoube, grandissant (en âge, pas en taille) à Dantzig, Oscar joue de son tambour dans une ville partagée entre l'Allemagne et la Pologne. Ce refus de grandir s'assimile à l'expression de la liberté la plus totale (livres 1 et 2). Oscar use aussi de sa voix vitricide pour casser ce qu'il veut. Mais l'usage de cette liberté a des conséquences puisque le jeune garçon est responsable de la mort de ses deux pères présumés, Jan Bronski, son oncle puisque cousin d'Agnès (la mère d'Oscar), puis Alfred Matzerath, son père officiel, Rhénan d'origine. C'est lors de l'enterrement de ce dernier qu'Oscar, ensevelissant son tambour, renonce à ses illusions et, il faut bien le dire, à une partie de sa liberté. Dans le livre 3, Oscar mue, se faisant acteur plutôt que spectateur, visible aux yeux de tous plutôt que caché ou ignoré à cause de sa taille ; de là nait un premier paradoxe : l'expression de la liberté ne serait possible que par le désengagement du monde.
La vie telle qu'Oscar nous la narre, depuis les origines familiales –la grand-mère Anna Bronski abrite sous ses quatre jupons l'incendiaire Joseph Koljaiczek, qui la féconde, l'épouse puis la fuit quelques années plus tard, ou plutôt, fuit les gendarmes venus lui rappeler les délits de son ancienne vie – retrace un demi-siècle d'histoire allemande, des confins de cette Mitteleuropa où se mêlaient germanophones et Slaves. Grass refuse pourtant de faire de la place pour la grande Histoire, qu'il tolère ci et là comme de minces indices des choses terribles qui se trament.
le tambour est, de ce point de vue, avant tout une histoire sociale, une histoire par le bas, comprise à travers l'expérience d'une famille aux doubles origines, allemande et kachoube, commerçante et paysanne, qui nait dans une ville aux entités politiques multiples : ville-libre de Dantzig, corridor de Dantzig, annexion par le Reich puis libération – si l'on ose dire – par les Soviétiques, retour à la Pologne enfin qui se solde par le changement de nom : on dira désormais Gdansk, et les Allemands n'y sont plus les bienvenus, invités à partir dans ce nouvel Etat déjà démembré au sortir de la Deuxième guerre mondiale. C'est à Düsseldorf qu'arriveront les Matzerath, dans une R.F.A. nouvelle où règne le marché noir avant d'être le réceptacle d'un miracle économique et libéral.
Grass met en scène plusieurs éléments parodiques et humoristiques qui témoignent de son dédain envers le monde. Ces éléments accompagnent la traversée de sociétés en plein bouleversement, tiraillées entre l'héritage de l'Europe du Congrès de Vienne et le virage libéral qui suit la tragédie de la guerre 1939-1945. Tour à tour nain farceur pour la Wehrmacht sur les côtes normandes, chef d'une bande juvénile volontiers irrévérencieuse à Dantzig, modèle hiératique et difforme pour artistes divers à Düsseldorf, graveur mortuaire de pierres tombales dans la même ville, vendeur de disques qui font retourner dans son enfance un public traumatisé par la guerre et qui ne l'assume pas ou encore suspect en cavale près de la place d'Italie, Oscar se mue en trouble-fête et agitateur de consciences hagardes. Soudaine vedette dans un monde en crise et en ruine, il demeure attaché aux valeurs de son enfance : fidélité à l'amour – il a trois femmes dans sa vie : Maria Matzerath, la naine Roswitha et soeur Dorothée, dont les deux dernières disparaissent tragiquement -, fidélité en amitié jusqu'à permettre à son ami Vittlar de le dénoncer à la police pour avoir son quart d'heure de gloire, Oscar préfère encore l'asile de la folie, celui de Bruno, son infirmier, à un monde qui le regarde comme une bête curieuse. Son confort ne durera pas. Ainsi est-il en cela pareil aux autres hommes, obligé de prendre la cadence du monde qui, inexorablement, avance malgré les drames humains.
Par sa forme, par son fond,
le tambour semble renouer un pacte entre le lecteur et l'écrivain, à mille lieues de ce qu'il se fait alors, un pacte dans lequel le lecteur doit oublier la véracité et la vraisemblance. D'entrée, Oscar nous le dit : il écrit ses mémoires depuis un asile où il attend son procès. Grass introduit des éléments merveilleux : le refus délibéré de grandir, la voix vitricide, l'intelligence et la sensibilité extraordinaires du bébé Oscar, la croissance soudaine, le mystère de la procréation avec Maria. Il y a dans
le tambour des relents de réalisme magique, à ceci près que la publication du roman (1959) précède celle des grandes oeuvres de ce genre sud-américain, accompagnant au moins cette nouvelle façon d'écrire et inspirant les noms qui allaient émerger dans les années 1960 (
Garcia Marquez notamment). En cela Grass eut une influence considérable sur la littérature mondiale. Il faut dire aussi que cette atmosphère très imprégnée d'irréel est entretenue par une langue riche, puissante mais simple, libérée – elle aussi – de nombreuses contraintes. Les changements de personne se font sans politesse ainsi que le recours récurrent au discours indirect et au discours indirect libre. Se voulant les mémoires d'un trentenaire,
le tambour insuffle au genre romanesque un souffle nouveau, puisant à l'épopée et au roman picaresque tant le parcours d'Oscar témoigne à la fois du ridicule de sa personne, de ses hésitations ontologiques, de ses explorations métaphysiques (Oscar n'hésite pas à se faire passer pour Jésus et à défier la divinité par le truchement du tambour dont l'homme de Nazareth ne peut pas jouer ; Oscar rejoue les scènes mythologiques et bibliques en posant nu pour l'Académie des
Beaux-Arts de Düsseldorf ; enfin comment ne pas voir la parodie de la Sainte Famille dans la famille Bronski-Matzerath : les grands-parents Anna et Joseph, la mère Agnès, l'oncle Jan, la belle belle-mère Maria). Son instrument,
le tambour, a quant à lui un côté primitif et enfantin, salvateur et cataclysmique aussi : le bruit du tambour recouvre celui de la fureur du monde.