La peur d'un enfant est un monde dont les grandes personnes ne connaissent guère la configuration ténébreuse; il a son ciel et ses abîmes, ciel sans étoiles, abîmes sans aurores.
La religieuse qui lui ouvrit était une grande femme sèche dont le corps disparaissait sous un habit de serge noire. Une guimpe de toile blanche emprisonnait son visage d'un jaune terreux et malsain dans lequel brillaient des yeux de jais; les austérités avaient durement marqué ses traits, mais elle conservait une jeunesse d'expression qui faisait hésiter sur son âge; (...).
(...), elle sentait que dans le petit monde organisé autour d'elle, quelque chose se détraquait. Sa vie qui se passait en effet comme à l'intérieur d'une petite boîte n'admettait ni le trouble ni l'aventure. N'aimant personne, elle ne souffrait pas plus du suicide de sa cousine qu'on éprouve de douleur à la lecture d'un fait divers, et goûtait seulement l'ignoble plaisir d'avoir une nouvelle à répandre.
Elle se domina pourtant, mais un démon lui inspira une phrase perfide qu'elle médita plusieurs secondes.
Elizabeth était là. Assise dans l'encoignure d'une fenêtre, elle entendait avec horreur ces exclamations sans suite, ces bouts de phrases bredouillées, tout ce monologue haché de silences terribles, et par crainte d'apprendre ce qu'au fond de son coeur elle savait déjà, l'enfant, portant les mains à ses oreilles, fermait les yeux comme pour se réfugier dans la nuit. Elle voyait alors, ou croyait voir, le visage de sa mère, mais ces traits qu'elle reconnaissait avec amour n'exprimaient que l'effroi. Elisabeth essayait de ne pas avoir peur de ce regard qui se dirigeait vers elle sans paraître l'atteindre; elle se remémorait la douceur des grands yeux marron, la gaieté confiante qu'elle savait y lire, mais aujourd'hui, l'image intérieure qui se présentait à elle ne lui montrait que des yeux épouvantés de ne plus la voir.
A qui la faute si des trois soeurs l'aînée avait fait le mauvais mariage ?
La pièce où cette scène avait lieu présentait l'aspect indéfinissable des endroits où s'écoule une vie faite de petites manies.
Son visage plein et doux gardait encore une expression enfantine malgré les premières rides qui s'y dessinaient légèrement, et les grands yeux marron promenaient autour d'eux le regard tendre et blessé des âmes faibles que la vie malmène en dépit de leurs bonnes intentions.