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sur 337 notes

Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Ce livre m'a fait vivre une expérience étonnante : je vous la raconte en deux mots.
D'abord, j'ai pesté : je ne comprenais rien ou pas grand-chose. le propos, métaphorique, allégorique, philosophique, symbolique me laissait plus ou moins à la porte. J'avais beau vouloir entrer, rien à faire. Il me semblait parfois m'approcher du but : tiens, c'est peut-être une quête de la Vérité dont il est question. Oui mais quelle Vérité ? N'y a-t-il qu'une Vérité ? Non, c'est plutôt l'histoire d'un looser halluciné, paumé et frappadingue (c'est lui qui le dit), vivant en marge d'une société plutôt violente, un homme qui chercherait à atteindre une espèce de royaume (perdu?) où régnerait encore l'innocence. Oui, c'est plutôt ça, une espèce de parcours spirituel vers une forme de pureté qui n'existe plus dans notre monde sinon sous forme de traces, notamment dans l'Art et peut-être aussi dans la beauté de la nature. Encore faut-il être capable de la voir, cette beauté, qui peut n'apparaître que de façon fort éphémère. « Lorsque l'on agit contre son propre intérêt (lorsqu'on se sabote), [comme le fait le narrateur] c'est toujours par fidélité à une chose plus obscure dont on sait secrètement qu'elle a raison. »
Contente de mes interprétations, je retombai cependant quelques pages après dans des sphères plus ou moins nébuleuses dans lesquelles je poursuivis ma lamentable errance.
Bon, très bien, me suis-je dit, si tu me résistes, sacré bouquin (oui, oui, il a quelque chose à voir avec le sacré ce bouquin!), je vais t'avaler d'UN COUP comme un verre d'alcool un peu fort (d'ailleurs notre narrateur picole pas mal dans le livre, de la vodka notamment).
Et je l'ai lu d'une traite cherchant ainsi à dompter l'animal sauvage (il est aussi question d'animaux sauvages dans le livre!)
Et là, MIRACLE, tandis que je voulais au plus vite en sortir, j'y suis rentrée. En effet, alors que j'avais cessé depuis longtemps de chercher un sens à tout, tout me parlait. J'étais sous l'emprise.
Je pense donc que c'est un roman dans lequel il faut se plonger en se laissant porter par l'écriture sans s'interroger sur la moindre formule. Certains passages sont éblouissants d'ailleurs. Il ne faut pas lire ce roman par à-coups, une page par-ci, deux pages par-là. le charme n'opère pas.
Bon, venons-en au sujet : le narrateur, 50 ans, vit seul dans un petit studio parisien dont il sort très peu. « ...ma vie, que je croyais une aventure, tournait autour de mon ordinateur, devant lequel j'étais posté dix heures par jour, autour de mon frigo, qui était inlassablement vide, et de quelques bars de Gambetta… où j'allais m'enivrer en racontant n'importe quoi à n'importe qui. » Il est « un type qui n'a aucune ambition - ou qui la place dans un lieu que la société ne répertorie pas », il occupe ses journées à lire ou à regarder des films de façon obsessionnelle, notamment Apocalypse now de Coppola qui tourne chez lui en boucle.
Il a écrit un scénario de sept cents pages sur la vie d'Herman Melville : The Great Melville qu'aucun producteur n'a retenu. En effet, l'auteur de Moby Dick le fascine, et notamment, « l'immensité qui peuple la tête d'un écrivain comme lui. »
Lorsqu'on le lui demande, le narrateur précise que son travail porte sur « l'intérieur mystiquement alvéolé de la tête de Melville », ce qui évidemment fait fuir tout le monde ! Il faut dire que ce garçon se pose beaucoup de questions comme s'il portait en lui une forme de grandeur, d'absolu qu'il rechercherait, une espèce de vérité (attention, c'est là que ça se corse et que l'on décolle) que l'on atteindrait par exemple par l'art, à condition de vouloir consacrer à cette quête spirituelle une grande partie de sa vie, ce qui suppose que l'on n'entre pas tout à fait dans le moule proposé par la société : travail, réussite sociale, famille, enfants… car il faut rester « disponible » et « pur » d'une certaine façon, être capable de percevoir les signes de la vérité, d'où la nécessité d'avoir l'esprit (et la vie qui va avec) libre !
Encore faut-il savoir ce que l'on veut faire de sa vie ! Tiens, finalement, c'est peut-être ça la question essentielle de l'oeuvre… Sait-on ce que l'on veut faire de sa vie ? Est-on capable « de vivre dans la vérité ? »
Or, d'après une phrase de Melville, « en ce  monde de mensonges, la vérité est forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché » et donc, il faut la traquer, en rechercher les traces, partir à sa poursuite. Il va donc tenter d'entrer en contact avec Michael Cimino, réalisateur du Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter = le chasseur de daim), un homme qui cherche le scénario « qui saura attirer Dieu dans ses pages ». le narrateur est persuadé que ce réalisateur le comprendra puisque dans ce film ci-dessus cité, un chasseur joué par Robert de Niro poursuit un daim qu'il ne tue pas finalement. Or, ce daim serait « le survivant d'un monde régi par le crime, il témoigne d'une vérité cachée dans les bois » et il tiendrait tête à la criminalité qui a envahi le monde. le moment suspendu où le chasseur ne tire pas symbolise une espèce de moment de grâce, de vérité : soudain et seulement à cet instant précis, le mal n'existe plus, le crime s'interrompt sur terre et une forme de pureté semble retrouvée. Seulement, ce moment de vérité, encore faut-il être capable de le voir, de l'entendre.
« La vérité n'est pas un concept immuable, elle apparaît et disparaît, c'est une épiphanie, elle n'existe qu'avec l'éclair qui la rend possible. »
Michael Cimino incarnerait donc celui qui a eu le courage de dénoncer « le secret de la fondation de l'Amérique, son destin criminel : les génocides des Indiens, la démence de l'impérialisme militaire au Vietnam, et tous les crimes sur lesquels était fondée en secret la démocratie. » Cimino est celui qui dit la vérité, il est le daim blanc et son oeuvre en garde la trace.
Et c'est vers cette vérité que notre narrateur va avancer dans une quête complètement folle, pleine de mésaventures archi-loufoques : il croisera Isabelle Huppert, rencontrera Cimino à New York, devra s'occuper de Sabbat, le dalmatien de son voisin, discutera avec une concierge peu aimable et visitera en bonne compagnie le Musée de la Chasse. « La vérité ne fuit pas les rois qui l'aiment et qui la cherchent. Au contraire, elle fait signe partout, il suffit d'ouvrir les yeux, de lire les livres, d'écouter ce que le temps vous dit. », alors, s'il est un roi et s'il tient ferme sa couronne, peut-être la trouvera -t-il…
Finalement, je crois que c'est une oeuvre qui me restera si j'en crois le besoin que je ressens déjà de relire régulièrement certains passages… Ça valait donc le coup d'insister et de tenir ferme… son livre !
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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Tiens ferme ta couronne mais pas seulement; il faut aussi tenir bon et s'accrocher au récit confus, foisonnant et délirant du narrateur, écrivain fou des films cultes, en particulier Apocalypse Now qu'il regarde en boucle, enfermé dans son appartement parisien, vivant une « solitude que je croyais glorieuse mais qui n'était qu'un isolement sordide ». Sur le point d'être mis à la porte par le propriétaire, notre homme se verra confier la garde d'un dalmatien par un voisin inquiétant, rencontrera le cinéaste déchu Michael Cimino dans un saut éclair à New York et parviendra à transcender son scénario sur le grand Herman Melville. Est-ce un art mineur que l'écriture d'un scénario de film ou plutôt un tremplin vers autre chose? Yannick Haenel semble s'être mis en scène lui-même dans cette histoire, à la recherche, tout somme son narrateur, de la vérité absolue dans le quotidien, « (...) une phrase de Melville qui disait qu'en ce monde de mensonges, la vérité était forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché. » À la fois récit autobiographique, onirique et initiatique, Tiens ferme ta couronne possède le souffle et l'originalité pour accéder à des prix littéraires et permet d'appréhender une autre facette du talent de Haenel.
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Dans un récit chronologique, émaillé de flashbacks, Yannick Haenel nous fait partager une tranche de vie d'un écrivain, obnubilé par le scénario qu'il a écrit et pour lequel il ne trouve pas de réalisateur. En donnant pour titre à son livre une citation issue des Carnets de Proust, il indique déjà au lecteur ce que sera ce roman : une lutte, à la limite de la folie, pour ne pas se faire expulser du royaume des élus. Les références christiques et bibliques sont au moins aussi nombreuses et importantes que les références littéraires et artistiques. En 33 chapitres, il traite régulièrement des thématiques du sacrifice, de l'errance, de la rédemption. Il cherche sans fin des interlocuteurs à "l'intérieur de la tête mystiquement alvéolée", en référence à Moby Dick et Melville, dont il fait le sujet de son scénario. Il oscille en permanence entre ces références symboliques et celles de la chasse et de la guerre (le Vietnam, l'histoire personnelle de Tot, Fontainebleau), à la recherche de son "daim blanc".
Ce parcours initiatique trouve son acte fondateur, on le découvre tardivement, dans un événement sordide qui questionne le narrateur et par contrecoup, le lecteur, sur le sens de l'existence. L'oeuvre d'un écrivain peut/doit-elle être contenu dans sa propre existence? N'être faite que d'"aventures"?
En revanche, la fin, en forme d'"happy end" m'a un peu déçue. La résolution rapide du conflit intérieur qui l'occupe pendant 300 pages en une pseudo-révélation créé un décalage un peu sec. Dommage.
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J'avoue avoir pris un certain plaisir à la lecture de Tiens ferme ta couronne. Comme le double de l'auteur j'aime le cinéma et la littérature. J'ai infiniment aimé Moby Dick de Herman Melville et The Deer Hunter Mickaël Cimino. Il est toujours étrange de lire un roman où tout semble raisonner. Des allusions fugaces qui nous donnent comme une impression de déjà-vu.

A l'instar du protagoniste je me suis moi aussi abandonné à la douce solitude d'un appartement tournant uniquement autour des trois pôles écran - frigo - lit et j'ai aimé laissé s'écouler ainsi le temps à l'infini. Moi aussi j'aime Twin peaks que je regarde en ce moment. Moi aussi j'aime Robert de Niro et Apocalypse Now. Et Isabelle Hupper.

Mais si la premiere moitié du Roman Yannick Haenel nous tisse une rêverie ambitieuse et éthérée de vapeurs d'alcool dans laquelle je me suis voluptueusement laissé engourdir, j'ai fini par ressentir une sensation de pesanteur au fil des pages. L'allégorie de la chasse, du chasseur lui même traqué par sa proie. le mystique un peu lourd, m'a moins séduit

Mars 2018
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Un roman au démarrage difficile. J'ai failli en arrêter la lecture au bout de quelques dizaines de pages. Cet écrivain raté alcoolique qui vit cloîtré, dans la quasi solitude et le dénuement, avec comme seul compagnon, Sabbat le dalmatien de son voisin de palier Tot, dont il a accepté la garde alors que que ce dernier est parti en voyage, tout cela n'est pas bien folichon. Et ceci, d'autant que cet écrivain, qui a écrit un scénario pour un film sur Melville (the Great Melville), s'exprime d'une façon souvent étrange et baroque.
Mais, en s'accrochant, comme l'a si bien exprimé un autre commentateur de Babelio, l'atmosphère progressivement se transforme. Et de la rencontre loufoque à New York avec Michael Cimino pour lui présenter son scénario, de la discussion très profonde bien qu'alcoolisée avec un producteur désabusé, de la rencontre avec une émouvante Isabelle Huppert, et de celle plus passionnelle et charnelle avec son amie Léna, de la vision hallucinée d'un Paris rempli d'un lac de sang suite aux attentats de novembre 2015, de l'évocation d'une Diane poursuivie par Actéon, et enfin des apparitions successives d'un mystérieux daim blanc, il se dégage progressivement une sorte de sentiment de rêverie mystique, de recherche d'absolu. Et donc, au bout du compte, j'ai fini par aimer ce récit étrange.

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Deuxième livre de Haenel, deuxième coup de coeur, le premier nous emportait dans l'univers Caravage, celui-ci c'est la chasse, mais une chasse particulière, philosophiquement parlant, ou la phrase de Melville « En ce monde de mensonges, la vérité est forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché. » prend tout son sens.
L'auteur va nous transporter avec délice dans l'univers du cinéma, de "voyage au bout de l'enfer" à "apocalypse now", passant par des rencontres avec Michael Cimino, mais ou la phrase de Melville n'est jamais très loin dans cette obsession bien dissimulée: la vie, dés la naissance, n'est peut-être qu'une partie de chasse ou l'on est à la fois prédateur et proie, il faut tenir fermement sa couronne au risque d'être remplacé.
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Jean, le narrateur semble mener une vie un peu vide, entre sorties nocturnes, alcool et gardiennage du chien de son voisin parti à l'étranger. Malgré tout, Jean est écrivain. Il a écrit un gros scénario sur Herman Melville et aimerait que Michael Cimino, le réalisateur acclamé puis rejeté, en fasse un film. du reste, il rencontre celui ci. Il rencontre aussi Lena, un conservatrice d'un musée de la chasse, Isabelle Huppert,une concierge acariâtre et d'autres personnages plus ou moins glauques...
Au fond, je ne suis pas préoccupée du pourquoi et du comment dans ce livre. J'ai suivi le héros dans ses errances souvent nocturnes et l'ai accompagné dans ses incursions dans le domaine de la mythologie ou du christianisme, mais aussi dans sa quête de l'histoire américaine. Il y a des Heureux et des Damnés dans ce beau livre énigmatique et j'ai aimé la beauté de l'écriture tout autant que le mélange d'ombre et de lumière qui semble nimber tous les personnages.

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Le roman retrace l'histoire d'un sociopathe sans travail, toqué de Michael Cimino et d'Herman Melville, qui passe ses journées retranché dans son appartement parisien à boire des vodkas et à regarder des DVD. Nourri de culture, d'érudition et de dépression, un roman brillant traduisant une société de consommation en ruines, carburant à l'élan vital.
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Yannick Haenel ne sait pas faire simple. Pour preuve : dans son dernier roman, son héros poursuit Michael Cimino, le réalisateur maudit, afin de lui faire tourner un scénario sur Hermann Melville. Dans sa course, il croisera Isabelle Huppert, Ovide, la déesse Diane ou encore Coppola, pour parler de soif d'absolu, d'Art et de Vérité… Rien que ça. Si cette ambition maximaliste et le lyrisme emphatique de Yannick Haenel peuvent être usants, Tiens ferme ta couronne trouve cependant un bel équilibre entre visions sanglantes, digressions érudites et scènes intimistes mettant en scène, non sans humour, la débâcle personnelle de son héros. Profondément juste et touchant, Tiens ferme ta couronne est le plus beau livre d'Haenel.
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Extrait d'une conversation surprise au nord de l'Hélicon, dont voici à peu près la retranscription :

DIONYSOS : Salut !
APOLLON : Salut, fils de Sémélé. Alors, tu l'as fini, ce roman ?
DIONYSOS : Oui, et je ne suis pas mécontent de pouvoir confirmer qu'il s'agit bien, en fin de compte, d'un roman. le doute subsista quelque temps, en raison du volume conséquent des considérations théoriques plus ou moins digressives qui fleurissent en son sein. Mais vrai, ces méditations enrobent une succession de mésaventures par lesquelles on se laisse happer. Être capable d'allier avec fluidité tant d'introspection aux rebondissements prenants de la vie ordinaire, cela témoigne d'une très bonne maîtrise romanesque.
APOLLON : Je suis d'accord avec toi. On a comme l'impression d'une épopée burlesque en lisant, sauf que le comique n'est pas assez exagéré pour faire franchement rire. J'imagine que c'est un peu à ça que ressemble le burlesque du point de vue d'un personnage coincé dans un roman : il a conscience que ce qu'il vit est ridicule, mais il n'est pas exactement mort de rire.
DIONYSOS : Et la tenue de l'histoire doit beaucoup à l'efficacité de ses personnages. Aux mecs suant la testostérone (et aux losers s'efforçant de suggérer qu'ils en seraient capables), d'abord, qui semblent droit sortis d'un film (ou d'un livre) de genre (façon fantasme macho actuel d'un scénariste biberonné aux gangsters des années 70 et à l'ironie des années 90) : en tête de file desquels se distingue Tot, chasseur, joueur de poker professionnel et voisin violent du narrateur. Et, d'autre part, aux figures traditionnelles de la vie parisienne, qui d'un ancien réalisme ont basculé il y a longtemps déjà dans l'archétype : entre autres, la concierge râleuse du protagoniste, Mme Figo. Les personnages produits par ces deux creusets, américain et français, se croisent en une danse captivante.
APOLLON : La chorégraphie est encore compliquée par l'apparition de personnalités bien réelles, notamment Michael Cimino et Isabelle Huppert. Ils conservent un pied dans la fiction, car Huppert a joué dans La Porte du paradis, film réalisé par Cimino et l'un des chefs-d'oeuvre sur lesquels revient sans cesse l'obsession du narrateur, mais, étant des célébrités de ce monde, ils tirent aussi le récit vers le pseudo-documentaire, de type making-of.
DIONYSOS : Et que penser alors du maître d'hôtel, personnage bien fictif auquel est attribué une ressemblance avec Macron, lui bien réel, au point que ce surnom finit par suffire à le désigner ? Faut-il considérer que le principe est le même, que sa fonction garantit son ancrage dans la fiction alors que son allure le pousse vers l'actualité ?
APOLLON : En tout cas, le dispositif du caméo lui-même est très cinématographique, mais ce roman, dans le fond, ne révèle pas grand-chose sur le cinéma. le choix de Cimino est tout à fait significatif à cet égard : parler du cinéma en centrant son propos sur un artiste qui a renoncé à ce médium, c'est se débarrasser à la source de toute interrogation spécifique sur les manières propres au cinéma. (Et aussi s'assurer déjà d'orienter son propos sur les conditions de l'art plus que sur la réalisation de l'oeuvre ?)
DIONYSOS : Remarquons toutefois que la fascination du narrateur pour les perceptions d'ordre visuel, par exemple pour l'évolution de l'aspect des feuilles d'un arbre au cours de la journée, s'inscrit bien dans une préoccupation de nature cinématographique.
APOLLON : Vrai, mais cette captation reste passive. Et elle demeure entravée par une attirance léthargique pour le moins : la recherche du point de vue n'est pas dynamique. Cette fainéantise dans la quête du narrateur l'empêche de jamais connaître personnellement le spectaculaire et le grandiose, qui sont pourtant des constituants notables du succès des films pour lesquels il se passionne, en premier lieu Apocalypse Now.
DIONYSOS : Ce qui se montre actif, dans tout le roman, c'est l'esprit du narrateur. En permanence, il tisse des liens, réfléchit aux qualités des grandes oeuvres d'art, saisit divers instants pour les habiter, presque les épuiser par la parole. de cette façon, il retranscrit merveilleusement ce qu'est la pensée créative, l'intérieur du cerveau de l'écrivain.
APOLLON : Et il investit ainsi, en même temps qu'il exemplifie, ce que cet état d'esprit doit à la logique des connexions. le narrateur est immergé et nous immerge dans la folie du « démon de l'analogie ».
DIONYSOS : À propos de démons, mentionnons au passage combien le livre nous offre une plongée réussie dans la psychologie de l'addiction – le discours intérieur du narrateur débite un flot constant de rationalisations qui justifient son recours permanent à l'alcool.
APOLLON : Par ailleurs, malgré sa solitude, le héros ne mène pas complètement sa vie dans une bulle. Ou plutôt si, la plupart du temps, mais parfois cette bulle est percée par les événements et de cette confrontation entre l'intériorité d'un individu et la marche de l'histoire surgissent de rares actions de générosité de la part du narrateur, comme lorsqu'il vient en aide à deux jeunes migrants dont la police détruit le campement. Perturbateurs, le présent et le concret sont aussi salutaires à la littérature.
DIONYSOS : Leur propre chaos impose des priorités qui ordonnent l'angoisse, elle-même chaotique, de l'examen de soi.
APOLLON : Ces irruptions du monde contemporain ne signifient pas pour autant que ce livre respire le XXIe siècle à tous crins. le statut des personnages féminins y fleure bon le siècle dernier. Ces femmes évoquent davantage, du cinéma, les mystérieuses créatures et autres jolies étudiantes qu'il s'est complu à camper jadis que les débats sur l'égalité, dont Hollywood se trouve aujourd'hui agité. Et je ne m'attarderai pas sur certaines équivalences douteuses qui font d'une lesbienne une authentique vierge.
DIONYSOS : Nous sommes, moi et toi le Delphien qui lance au loin, sûrement mal placés pour en juger, mais il se pourrait en effet que le mythe de Diane chasseresse, auquel le roman ne cesse de se référer, ait fait son temps. Et que la fréquentation des femmes, si exceptionnelles apparussent-elles à celui qui les désire, ne suffît point à l'élévation de l'âme. Il convient cependant de reconnaître que l'une des aspirations les plus intéressantes de ce livre est justement celle qui relie la représentation de l'expérience artistique à une forme de mystique. le récit déborde d'un désir de spiritualité qui convoque tour à tour (ici dans le désordre) Dieu, Diane et la bonne vielle Nature. Seulement, sa mystique ne relève pas de la révélation mais de l'expérience.
APOLLON : le culte de l'art n'aboutit jamais qu'à une oeuvre : en l'occurrence, au roman même que nous avons entre les mains.
DIONYSOS : La nature, d'ailleurs, échappe en grande partie à ce récit, pourtant marqué par l'idée de la chasse. Elle n'intervient que sous la forme d'un discours rapporté (une affaire de cerf mort), de souvenirs ou d'un locus amoenus où sa vigueur a été bien domptée.
APOLLON : La nature n'est accessible au narrateur que par l'intermédiaire de l'art, son roman n'est rendu possible que par le cinéma. Il s'agit avant tout d'un magnifique « Portrait de l'artiste en homme pollué ».
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