Grand Maître

Il enfonça la main au fond de chacun des trois bancs et au troisième essai il sortit du coffre un fusil M-16 enveloppé dans de la toile cirée. Examinant sa trouvaille de près, il découvrit qu’il s’agissait d’un modèle entièrement automatique, ce qui en faisait une arme tout à fait illégale. Il était facile d’abattre un chevreuil avec ce type de fusil, car on pouvait tirer en quelques secondes les trente cartouches du chargeur. Que faire ? Rien. Il n’était plus flic, seulement un citoyen curieux, et puis les lois sur les armes sont souvent bafouées en Amérique.

Il était tout près de son véhicule quand il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil au bâtiment des bains. Il croyait à la méticulosité plutôt qu’aux idées géniales ou à l’intuition, et il se dit que, si les disciples de Dwight vivaient de gibier et de baies sauvages, sans parler de quelques denrées de base comme le riz ou la farine, il devait bien y avoir quelque part des traces de la chasse, par exemple des munitions ou des douilles. Dwight avait la sagesse de limiter les chasseurs à une demi-douzaine d’employés indiens qui détenaient des droits tribaux dans les environs. Sans doute étaient-ils conscients des entourloupes de leur patron. Sunderson avait brièvement parlé à un garde-chasse qui avait un peu fouiné et lui avait déclaré que sur ce chapitre la secte se montrait extrêmement discrète.

À Ontonagon quelqu’un avait aussi fait main basse sur la peau d’ours et d’autres décorations en fourrure de la maison longue, et Sunderson s’étonna distraitement de l’indéfectible engouement des hommes pour ces dépouilles animales. Un jour, Diane et lui avaient fait l’amour sur une peau d’ours dans le chalet d’un ami, et cette peau avait semblé décupler son énergie sexuelle.

Dwight voulait que les cinq cent douze tribus des premiers Américains soient en mesure de récupérer leurs terres ancestrales et que la capitale du gouvernement américain s’établisse dans la ville plus centrale de Chicago. Selon les autorités arlésiennes, Dwight avait séjourné en Camargue en avril, pour observer les oiseaux migrateurs de retour d’Afrique. Au cours d’un entretien avec un représentant des services secrets français et des membres de la police locale, Dwight, qui paraissait vaguement ivre à ce moment-là, n’aurait pas désavoué l’éventuel emploi de la violence. Avec une aide financière européenne, il comptait armer les tribus indiennes. La police, qui avait remarqué que Dwight parlait relativement bien français, lui avait fait plier bagage avant de le mettre dans un train pour Marseille, une ville qui tolérait la racaille internationale.

Avec l’aide d’un professeur de français à l’université du Nord-Michigan, Sunderson avait rédigé une lettre destinée à la municipalité d’Arles et reçu une réponse dans un anglais impeccable, disant que oui, l’Américain nommé Desarmais avait fait quelques vagues dans la région avant d’être « fermement prié » de déguerpir. Il avait loué des salles de réunion et donné des conférences à succès (vin à volonté, fromage et charcuterie), où il se proposait de renverser le gouvernement des États-Unis, chose qui, durant le premier mandat de Bush junior, ne semblait pas complètement idiote.

Le dernier poêle au fond était le plus proche des quartiers de Dwight, là où la porte ouverte au cadenas brisé donnait sur la rivière située à trente mètres en contrebas d’une pente. À l’examen, la boîte à bûches de Dwight avait un double fond et Sunderson se maudit de ne pas avoir fouillé le bâtiment abandonné la semaine passée. Quelqu’un l’avait précédé, qui avait retiré les bûches, ouvert la trappe du fond et emporté le contenu de la cache. Il y restait seulement des livres d’écologie et une pile de carnets inutilisés à l’exception de celui qui portait sur la couverture le nom et l’adresse suivants : Philippe Desarmais, 13 rue des Arènes. Sunderson se rappela alors que Roxie avait trouvé une carte d’Arles sur l’ordinateur et que la rue des Arènes aboutissait à un Colisée toujours en usage deux mille ans après sa construction.

Les arbres avaient perdu leurs feuilles et il avait l’intention de remonter le cours du torrent à la recherche d’étangs de castors en vue d’éventuelles futures parties de pêche, mais il devait avant tout jeter un coup d’œil à la maison longue. Trois des quatre portes étaient ouvertes et sans cadenas, mais on avait brisé le cadenas de la quatrième, située par-derrière. Quel intérêt ? Des traces de pas toutes fraîches sur la terre humide lui prouvèrent que l’agent immobilier et son client étaient entrés par la porte de devant qui faisait face au sud. Ce cadenas brisé était absurde et méritait donc une petite enquête

En atteignant le portail du terrain de la secte, il ressentit une curieuse impression de légèreté. Il se méfiait de ses humeurs comme de la peste, mais il jugea celle-ci parfaitement explicable. Depuis l’enfance il ne se rappelait pas avoir jamais été dispensé de ses multiples obligations, et ici en ce début d’après-midi d’un samedi de la fin octobre il n’avait pas davantage de devoirs à accomplir qu’un jaseur des cèdres, seulement tenu de se remplir le ventre avant de filer vers le sud.

Certes le crime payait, mais souvent très peu. Il se mit à sourire en pensant à sa bibliothèque bien-aimée, puis au fait que le plus récent pseudo de Dwight était Janus, un personnage prophétique et fascinant, à double face, de la mythologie. Cette invention était presque aussi savoureuse que le prénom de sa mère, Nokomis, qui selon lui venait du Chant de Hiawatha, les célèbres vers de mirliton du poète Longfellow. Derrière toute sa pompe, le Grand Maître avait de l’humour. Historiquement, les mystères de la religion, du sexe et de l’argent avaient tendance à accumuler les crapuleries pompeuses plutôt que de manifester le moindre humour. Et en tant que féru d’histoire, Sunderson était abasourdi depuis la fac par les rapports très particuliers qui liaient l’argent, la religion et le sexe – c’était même devenu son obsession privée.

Il entendit alors un véhicule arriver de la maison longue sur ce chemin pitoyable où seuls des chasseurs au volant de leur 4 × 4 auraient osé s’aventurer, car se retrouver en panne au beau milieu de nulle part constituait une expérience fondamentale de la vie dans la Péninsule Nord. Sunderson était irrité. En effet, il avait contacté un adjoint du comté d’Ontonagon pour lui demander de sécuriser la scène du crime et de tendre une longueur de ruban jaune en travers du chemin. Il lui avait téléphoné la veille, mais en réalité il avait désiré explorer seul la section entière du terrain de la secte, c’est-à-dire six cent quarante arpents, sans rencontrer le moindre chasseur de coqs de bruyère ni aucun amateur de tir à l’arc, lesquels bénéficiaient d’une saison précoce de chasse au chevreuil, ni aucun hurluberlu baladant son tas de ferraille le samedi avec une caisse de bière sur la banquette arrière en faisant semblant de chercher un grand cerf pour la prochaine saison de chasse en novembre.