L'Art de l'oisiveté

On peut regretter simplement que nos plus petites distractions soient depuis quelques temps elles aussi affectées par l’impatience moderne. Notre façon de jouir des choses est à peine moins fébrile et exténuante que la pratique de notre profession. Nous obéissons à la devise qui commande de « faire le maximum en un minimum de temps ». Ainsi la gaîté diminue-t-elle malgré la multiplication des divertissements.

...le spectacle de l'été finissant.
Lorsque celui-ci se met à décliner progressivement, l'air s'emplit d'une clarté que je qualifierais de " pittoresque ", si les peintres ne désignaient pas par ce terme un paysage facile à représenter. Cette clarté-là serait au contraire extraordinairement difficile à peindre. Il reste qu'en la voyant, on éprouve un désir infini de l'apprivoiser avec son pinceau et de la célébrer.
Jamais en effet les couleurs n'ont une luminosité aussi profonde et magique, un tel éclat de pierre précieuse, jamais les ombres ne sont aussi légères sans pour autant perdre leur densité, jamais les teintes de la végétation ne sont plus belles qu'en cette saison. Partout on pressent les signes annonciateurs de l'automne, mais la fête des couleurs un peu vives et crues qui se déploient lorsqu'il est vraiment là n'a pas encore commencé.

Même si je n'ai pas été un industriel, un boxeur ou un acteur de cinéma couronné de succès, je suis tout de même devenu ce que je m'étais promis de devenir à douze ans : un écrivain. J'ai aussi appris entre autres choses que si on n'attend rien de lui, si on se contente simplement de l'observer en silence et avec attention, le monde peut nous offrir bien des trésors dont les gens comblés par le succès et par l'existence n'ont pas idée. Savoir observer est un art admirable, un art raffiné, utile et souvent très plaisant.

NUAGES DU SOIR

Le public et la salle, le chef et l'orchestre ont disparu. Le monde s'est évanoui et a sombré pour être recrée et réapparaître devant moi sous une forme nouvelle. Malheur au musicien qui oserait maintenant nous bâtir un univers étriqué, misérable, un univers invraisemblable, purement rationnel et mensonger, car nous sommes remplis d’espérance.
Mais non, c'est un maître qui est à l'oeuvre. Il fait surgir, du vide et des profondeurs du chaos, des flots vastes et puissants au milieu desquels se dresse un récif, une île déserte, un refuge fragile au dessus de l'abîme des mondes. Sur ce récif se tient un homme, se tient l'Homme, seul dans les espaces illimités, et son cœur battant lance une plainte qui insuffle un peu de vie dans cet univers sauvage, impassible. Il porte en lui la signification vivante du monde. Sa voix solitaire interroge l'immensité vide, et c'est elle qui fait réapparaître les formes, l'ordre, la beauté dans le désert. On aperçoit l'homme. Certes, il s'agit d'un maître, mais il se penche, ébranlé et hésitant au dessus de l’abîme, et sa voix a des accents de terreur.
Et voici que le monde lui répond. Un chant mélodieux se répand dans le néant, la forme pénètre le chaos, les sentiments résonnent dans l'espace infini. Le miracle de l'art est en train de se produire, répétition de la Création. Des voix répondent à l'interrogation du solitaire, l’œil inquiet rencontre des regards radieux ; un battement de cœur, l'existence possible de l'amour commencent à poindre au sein de cet univers abandonné, et dans l'éveil de sa jeune conscience, le premier homme prend possession de la terre docile. Un sentiment de fierté l'envahit, une émotion profonde et joyeuse. Sa voix enfle et domine tout le reste ; elle porte le message de l'amour.

Nous ne devons pas nous contenter de trouver la nature féconde et utile. Nous devons aussi voir qu'elle est belle et, plus encore, qu'elle est insondable, qu'elle est au-delà du beau et du laid. Nous ne devons pas chercher, mais découvrir ; nous ne devons pas juger, mais regarder et comprendre, nous laisser envahir par ce que nous voyons et le faire nôtre. Le spectacle de la forêt, d'une prairie automnale, d'un glacier ou d'un champ de blé blond doit pénétrer toute notre sensibilité et répandre en nous la vie, la force, l'esprit et la valeur. Cheminer à pied à travers un paysage doit favoriser l'expression de ce qu'il y a de plus élevé en nous, l'harmonie avec le Tout ; cela ne doit pas être un simple sport, une activité plaisante.

« Combien de fois encore me retrouverais-je ainsi allongé dans une chambre d'hôtel joliment tapissée, attendant le sommeil, éprouvant l'absurdité de mon existence mais aussi sa puissante magie ? »

Tout ce que nous sommes incapables d’accepter, d’aimer, de savourer avec reconnaissance devient poison. A l’inverse, tout ce que nous savons chérir, tout ce qui nous insuffle de l’énergie représente une source de vie et un trésor.

Notre forme d'existence actuelle résulte principalement de la valorisation excessive de chaque minute écoulée et de la domination de la vitesse, choses qui, sans aucun doute, détruisent de manière radicale toute joie de vivre.

Lorsqu’on apprend à voir, on redécouvre la gaîté, l’amour et la poésie. (Page 16)

Si on n'attend rien de lui, si on se contente simplement de l'observer en silence et avec attention, le monde peut nous offrir bien des trésors dont les gens comblés par le succès et par l'existence n'ont pas idée. Savoir observer est un art admirable, un art raffiné, utile et souvent très plaisant.