Pour moi il ne fait aucun doute que
Hilsenrath a écrit un petit chef-d'oeuvre.
En choisissant le conte, la satire, le pamphlet, une forme d'absurde, le tout servi par une écriture loufoque qui n'oublie jamais la gravité de son sujet, mais sans jamais juger, laissant ce soin au lecteur, l'auteur réussit le tour de force de nous entraîner dans le tourbillon de l'Histoire qui va du début du XXème siècle, abordant la montée du nazisme, la prise du pouvoir par Hitler et sa bande, la guerre, la Shoah, la défaite et l'occupation, l'exode vers la Palestine et la création de l'Etat d'Israël jusqu'à la Guerre des Six jours, vu(e) à travers "les yeux de grenouille" du génocidaire/barbier Max Schultz.
Plutôt qu'une longue et fastidieuse explication de texte, je vous propose un passage du livre, que vous resituerez aisément et qui vous donnera le ton d'un livre où l'humour noir n'est jamais en reste (on sait ce qu'il en est de l'humour) et que je recommande vivement.
Là-bas il y avait une salle de tribunal. Où se tenait un procès. le procès de Max Schulz.
Debout devant mon juge. Debout devant Lui, l'Unique et L'Éternel.
Et l'Unique et L'Éternel demande : "Es-tu le génocidaire Max Schulz ?"
Et je dis : "Oui je suis le génocidaire Max Schulz."
- Es-tu circoncis ?
- Non je ne suis pas circoncis. le petit bout de peau a repoussé. En chemin. En venant ici.
- As-tu le coeur d'un rabbin ?
- Non. Il est tombé. En chemin. En venant ici. J'ai retrouvé mon propre coeur.
- Où est ton faux tatouage d'Auschwitz ?
- Disparu.
- Ton tatouage SS ?
- Revenu. Là ou il y avait la cicatrice.
- Es-tu réellement le génocidaire Max Schulz ?
- Je suis réellement le génocidaire Max Schulz.
Et l'Unique et L'Éternel demande : "Coupable ? "
Et je dis : "J'ai suivi le courant. J'ai juste suivi le courant. Comme d'autres. A l'époque c'était légal.
- C'est là ta seule excuse ?
- Ma seule excuse.
- Et ton plafond fêlé ?
- Pas de plafond fêlé.
- Coupable ?
- Coupable.
- Veux-tu que justice soit faite ?
- Oui. Que justice soit faite. Moi, Max Schulz, j'attends la juste sentence d'un juste."
Et l'Unique et L'Éternel proclame d'une voix de stentor : " Ainsi je te condamne !"
Mais moi, je dis : "Minute! Faut d'abord que je te demande un truc.
Et l'Unique et Éternel dit : "Demande. Mais fais vite."
- T'étais où ? A l'époque ?
- Comment ça .. à l'époque ?
- A l'époque .. pendant la mise à mort.
- de quoi parles-tu ?
- La mise à mort des sans-défense.
- Quand ça ?
- A l'époque ! "
Je demande : "Tu dormais ? "
Et l'Unique et L'Éternel dit : " Je ne dors jamais !
- T'étais où ?
- Quand ça ?
- A l'époque.
- A l'époque ?
- Si tu ne dormais pas, t'étais où alors ?
- Ici !
- Ici ?
- Ici !
- Et tu faisais quoi si tu ne dormais pas ?
- A l'époque ?
- Oui. A l'époque."
Et l'Unique et L'Éternel dit : " J'ai été spectateur."
- Spectateur ? C'est tout ?
- Oui, spectateur, c'est tout.
- Alors ta faute est plus grande que la mienne, je dis. Et si il en est ainsi, tu ne peux pas être mon juge.
- Très juste, dit l'Unique et L'Éternel. Je ne peux pas être ton juge.
- Très juste ! "
L'Unique et L'Éternel dit : "Très juste.".
Je demande : " On fait quoi maintenant ?
- On fait quoi ?
- On a un problème ! "
L'Unique et L'Éternel dit : "Oui. On a un problème."
Et L'Unique et L'Éternel descendit de sa chaise de juge et se plaça à mes côtés.
Nous attendons. Tous les deux. La juste sentence. Mais qui pourrait la prononcer ?