ATTENTION : c'est une lecture personnelle, avec des défauts que vous pouvez me signaler, avec des détails qui peuvent paraître ennuyeux pour certaines personnes.
« Je me souviens de la première fois où j'ai vu un mort. C'était à Jérusalem et c'était une femme. J'étais alors étudiante en médecine et notre semestre était consacré à l'anatomie » p.17.
Delphine Horvilleur est maintenant rabbin. Elle « voit » Azraël, l'ange de la mort, qui vient toquer à nos portes, « une épée à la main ». Elle nous exhorte à ruser, à ne pas le laisser entrer, à lui jeter un sort avec un toast « LeH'ayim ! à la vie ! ».
[…] « Nous aimons croire que les parois sont hermétiques, que la vie et la mort sont bien séparées et que les vivants et les morts n'ont pas à se croiser. Et s'ils ne faisaient que cela en réalité ? » p.16-7
Elle-même prend le temps, après chaque office, de se laver longuement les mains, pour se purifier, et éloigner la mort.
Sauf que parfois Azraël force l'entrée et frappe de façon cruelle et inattendue, comme pour le premier ministre
Yitzhak Rabin, tué par deux balles tirées à bout portant dans son dos, alors qu'il venait de prononcer un discours pour la paix dans une grande place publique de Tel Aviv , ou pour le meurtre terroriste d'
Elsa Cayat, la psychanalyste de
Charlie Hebdo, dont l'enterrement fait l'ouverture de
Vivre avec nos morts.
« Je vous présente Delphine, notre rabbin. Mais ne vous inquiétez pas, c'est un rabbin laïc ! » s'empresse de dire Béatrice, la soeur d'Elsa, en la prenant par la main.
Delphine Horvilleur est perplexe : « Je n'ai pas trouvé quoi dire, et suis restée muette. S'agissait-il d'une plaisanterie ? Y avait-il un malentendu sur ce qu'on attendait de moi ? Quelle fonction devais-je remplir. »
La famille Cayat est profondément athée et Elsa était attachée à « la laïcité et à l'esprit Charlie où elle avait installé son célèbre divan ».
Grâce à Béatrice, elle sait ce qu'elle va raconter, la légende du four, tirée du Talmud.
Rabbi Eliezer s'affronte à d'autres sages pour affirmer que le four est pur, qu'il peut être utilisé pour des rites, et pour prouver qu'il a raison il déclenche plusieurs miracles : le déracinement d'un arbre, la déviation du cours d'une rivière – sans convaincre ses détracteurs -, alors il décide d'ordonner aux murs d'une maison de s'effondrer et, sitôt dit, ceux-ci se mettent à trembler et à s'affaisser, en menaçant les sages de les écraser.
Ces derniers s'offusquent : « de quoi vous mêlez-vous ? Quand les sages débattent entre eux, cela ne vous concerne pas. »
Les murs interrompent leur chute et restent figés tandis que Rabbi Eleizer déclare : « Si j'ai raison et que mon avis est le bon, une voix céleste viendra le confirmer. » le verdict de Dieu est sans appel : « L'avis de Rabbi Eliezer est conforme à la loi. »
Rabbi Joshua s'adresse à l'Éternel : « La Thora n'est pas aux cieux. »
Dieu se met à rire et décrète : « Mes fils m'ont vaincu, mes fils m'ont vaincu » p. 31-2
C'est un rire d'impuissance, le rire d'un père dépassé par ses fils.
« Sur la tombe d'Elsa, on a gravé LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. […]. Pendant de longs mois, l'extrait du Talmud que j'avais cité est resté posé […] sous une pierre, dans une pochette plastifiée » p. 36-7
« Qu'est-ce que c'est qu'un rabbin ? […] Nos récits sacrés ouvrent un passage entre les vivants et les morts. le rôle d'un conteur est de se tenir à la porte pour s'assurer qu'elle reste ouverte » p. 16
« le mot « H'ayim », la vie est un pluriel [qui en hébreu] n'existe pas au singulier […], chacun de nous a plusieurs vies, non pas successives mais tressées les unes aux autres, comme des fils qui se croisent […], nos vies font tapisserie jusqu'à ce que nous puissions en défaire les noeuds en racontant des histoires […]. Tout au long des siècles, une étrange histoire d'amour a lié les juifs au tissu, et bien des blagues juives en gardent la trace » p. 26
[…] « le nom « Cayat » signifie « couturier » en hébreu et en arabe » p. 26
Les morts sont enterrés sans cercueil en Israël, dans un linceul blanc qui doit être cousu aux extrémités, cette couture scelle leur départ. Par ricochet lorsqu'un tissu est décousu, il faut empêcher la mort de s'immiscer. Pour conjurer le sort, il faut mâcher pendant la retouche.
[Métaphore] « Une génération en hébreu est une rangée d'un panier. Elle s'attache à la force de la précédente et anticipe la consolidation de la suivante […]. La Shoah […] a fait des béances « intissables » p.75
Sarah vient de mourir. Son fils appelle
Delphine Horvilleur. Il ne connaît pas grand-chose ni à la tradition juive, ni à la vie de sa mère qui est une rescapée d'Auschwitz.
« J'écoute ce fils m'évoquer sa mère et je me demande comment je vais pouvoir raconter cette histoire le lendemain au cimetière à ses proches réunis. Que dois-je y faire résonner ? » p.73
Elle conclut : « Pour raconter Sarah, il faut dire
L Histoire et pas seulement la sienne, rappeler ce que l'Homme à fait à l'Homme, à travers cette femme, pour que chaque génération s'en souvienne » p.74
« le lendemain de ma conversation avec le fils de Sarah, je suis arrivée tôt au cimetière. Je voulais voir à quoi ressemblait le panier et ses morceaux éparpillés. Je voulais [connaître et interroger ses proches] » p. 77.
Elle se trompe de cortège avant de se rendre compte que pour l'enterrement de Sarah, elle est toute seule avec le fils. Elle est troublée parce qu'elle doit officier sans « minyam », quorum de dix personnes nécessaire pour qu'une prière soit valable. Elle explique au fils que le « kaddish » est la prière des endeuillés, que doit réciter une personne désignée, par exemple un fils.
J'ai bien ri car je l'ai imaginé très sérieuse, en train de se préparer pour son office. Il y a beaucoup de passages drôles dans ce livre au titre macabre. J'ai beaucoup aimé le récit de Myriam.
Delphine Horvilleur donne des cours d'hébreu dans une synagogue de Manhattan, à des femmes de la haute société, parmi elles, se trouve Myriam, qui semble plus âgée, qui est « drôle et légère » (p.147), qui ne manque jamais d'apporter thermos et pléthore de victuailles. Un jour Myriam se confie : elle n'a pas toujours été comme ça, elle a souffert d'une profonde dépression pendant plusieurs années. Elle passait son temps à mettre en scène ses funérailles, jusqu'au jour où sa fille Ruth l'a conviée pour un soi-disant shopping (p.156) alors qu'il s'agissait de fausses funérailles, avec toute la mise en scène que Myriam avait prévue.
Voici l'incipit de
Vivre avec nos morts :
« Juste avant le début de la cérémonie au cimetière, mon téléphone sonne […]. Souvent, lorsque [mes] amis m'appellent, ils me demandent en plaisantant qui est mort aujourd'hui, et comment va la vie au cimetière. »
« Un jour, mon téléphone sonne » p. 127. C'est le mari d'Ariane, sa « presque moi », qui lui annonce que son amie est atteinte d'un cancer du cerveau incurable. Épreuve doublement difficile, c'est un drame intime qui la conduit à transgresser la séparation entre sphères privée et « professionnelle ».
« Ariane m'a demandé solennellement si, pour elle, je serais capable de me dédoubler, et si j'accepterais à partir de cet instant de ne plus être simplement son amie, mais de devenir aussi son rabbin » p. 134
Pour les obsèques de
Simone Veil, ses fils Jean et
Pierre-François lui demandent d'officier auprès du Grand Rabbin de France. Un média juif parle d'intox.
Le ton badin nous permet de digérer la profondeur des propos.
Delphine Horvilleur reste humble et s'interroge, sans cesser de continuer à étudier les textes saints qui ne donnent pas de réponses, juste des pistes.
Son petit frère Isaac est mort subitement, il veut savoir où il se trouve.
« Faut-il dispenser aux endeuillés un cours d'histoire ? Non, bien entendu. Mais rien n'interdit de leur faire tout de même entendre les voix qui parlent en polyphonie au sein de la tradition juive » p. 119
« J'ignore où se trouve exactement Isaac. Mais je sais que sa famille, avec un amour éternel, continuera à le chercher, et parlera tous les langages d'une tradition qui garde en vie la question que sa mort pose » p. 124
C'est un livre merveilleux qui nous prépare en douceur à la mort et qui nous console de la mort de nos proches, et aussi qui nous permet de nous initier au judaïsme, de connaître
Delphine Horvilleur, en tant que femme et en tant que rabbin.
L'écriture est fluide, élégante et imagée.
Ce billet reste ouvert, ma lecture n'est pas terminée et je serais ravie que vous me fassiez des commentaires, pour le compléter, pour le critiquer, pour l'amender.