"Nous changeons comme une montagne de terre peu à peu usée par le vent et la trace que nous laissons dans le monde est bien différente de celle que nous avions imaginée au départ."
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Figure majeure du paysage littéraire sud-coréen,
Hwang Sok-yong a produit une oeuvre abondante qui ausculte l'histoire tumultueuse de son pays. Une histoire contemporaine, rappelons-le, marquée par l'occupation japonaise (1910-1945), la libération puis la partition de la péninsule au sortir de la seconde guerre mondiale (1945), la guerre de Corée (1950-1953) et pour finir la succession de dictatures militaires (jusqu'en 1987). Fervent partisan de la démocratie et d'un rapprochement entre les deux nations, l'écrivain dissident a connu l'exil ainsi que l'emprisonnement (1993-1998).
Avec
le vieux jardin (paru en 2000), il signe un roman d'inspiration autobiographique puissant, profond, sensible, absolument remarquable. Il y est question de combat politique, d'idéalisme, d'attentes déçues et d'existences brisées mais aussi d'amour transcendant l'adversité. Ses quelques sept cent pages d'une beauté souvent tragique, se lisent avec intense émotion.
En toile de fond, se trouvent les grands bouleversements politiques et sociaux ayant secoué la Corée du Sud depuis les années 80, et plus particulièrement le soulèvement populaire de Kwangju qui fut réprimé de façon sanglante par les autorités. Un traumatisme individuel et collectif toujours béant.
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Corée du Sud, fin des années 90.
"Mille quatre cent quarante-quatre, c'était depuis longtemps mon nom. J'avais presque oublié le vrai."
Condamné à perpétuité pour avoir mené des activités clandestines sous l'ancien régime dictatorial, l'opposant politique O Hyônu est finalement libéré après dix-huit ans de détention. Une fois dehors, il découvre que le monde connu jadis a fortement changé, brouillant ainsi ses derniers repères et que la femme dont il était amoureux s'est éteinte des suites d'un cancer quelques années plus tôt.
Après un court séjour chez sa soeur aînée - soutien indéfectible, il prendra la route en direction de Kalmoé. Au coeur de ce petit village perdu entre collines et montagnes, se trouve la maison où tous deux ont vécu leur passion. Lui, en cavale. Elle, sa protectrice. Des mois idylliques arrachés à une vie en sursis, avant que la réalité ne les rattrape et les sépare.
"Comme un navire qui s'éloigne du quai après avoir hissé la toile, notre amour s'apprêtait à traverser un océan où il affronterait d'innombrables vagues et tempêtes. Il venait pourtant à peine de s'éveiller."
Les murs portent encore les traces de leur passage et parmi les affaires d'Han Yunhi figurent, entre autres, de nombreuses lettres et carnets manuscrits. Un leg précieux, inespéré, salutaire. Des écrits intimes retraçant le quotidien face au gouffre de l'absence. Professeure et artiste-peintre, elle lui raconte les différents combats menés tête haute depuis son départ jusqu'à ce que la maladie l'emporte.
"Je reste cette existence vague qui attend que tu reviennes à la vie dans cet univers de poussière. Alors j'irai bien."
Gardés enfouis au fond de sa mémoire, "parce-que les entretenir n'aide pas à survivre", les souvenirs et sentiments d'O Hyônu eux aussi ressurgissent. Son parcours d'activiste et de fugitif, les idéaux poursuivis, sa rencontre avec celle qu'il n'oubliera jamais, son arrestation puis l'épreuve carcérale et son cortège d'humiliations, les grèves de la faim…
À travers ce personnage, nous le ressentons, l'auteur dévoile un pan important de sa propre expérience. Des passages criant de vérité, amenés avec pudeur et retenue, qui enserrent le coeur. En parallèle, il nous offre également d'inspirantes réflexions sur les affres du temps et de la perte, l'engagement, le sens du sacrifice pour une cause plus grande que soi, la désillusion…
"Un détenu traverse des moments critiques : quand il se met en route vers la prison après la sentence; au bout de trois d'emprisonnement dans une cellule d'isolement; au début de la dixième année; quand sa femme refait sa vie; quand un membre de sa famille décède, surtout sa mère; quand son enfant est malade; quand un gardien qu'il haïssait revient; quand il est puni injustement; quand, dans un cachot plongé dans les ténèbres, sans la moindre fenêtre, il doit manger les mains menottées dans le dos et les pieds enchaînés en rampant comme un animal. Dans ces moments-là, il peut passer de l'autre côté. Son âme abandonne son corps pour se créer son propre univers."
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Chapitre après chapitre, les deux voix s'alternent, s'entrelacent, se confondent, s'interpellent, se complètent, se répondent. Aussi brève que fut leur relation, nous en mesurons progressivement toute la force et la profondeur. En dépit des années écoulées, bravant la mort, un dialogue semble s'instaurer entre eux.
"Tu dois avoir un certain âge, toi aussi, à présent. Les valeurs pour lesquelles nous nous sommes battus ont été atomisées, mais elles brillent encore parmi la poussière de ce bas monde. Tant que nous vivrons, nous devrons recommencer, encore et encore. Qu'as-tu trouvé dans cette obscurité et cette solitude encerclées de murs? N'as-tu pas aperçu par hasard, en te glissant entre deux rochers, un monde plein de fleurs aux multiples couleurs dans la splendeur du soleil? As-tu trouvé notre vieux jardin?"
Au fur et à mesure que nous reconstituons le puzzle de ces destins en prise avec les soubresauts de l'Histoire, apparaissent de magnifiques portraits, sculptés avec finesse et précision. Des rencontres qui me marqueront durablement et auxquelles j'associe les mots courage, grandeur, abnégation, exemplarité.
Pour quel combat, serions-nous prêts aujourd'hui à donner notre vie?
Décrit comme un "roman politique et d'amour", l'ouvrage rend également un émouvant hommage à toutes les générations portées par la flamme de la résistance; celles qui ont survécu et celles qui furent sacrifiées sur l'autel de la dictature.
Sa chronologie éclatée et les petites longueurs observées en cours de lecture, n'auront à aucun moment affaibli mon intérêt. J'ai tourné les pages avec fascination et admiration, littéralement séduite par la prose envoûtante, poétique, subtilement évocatrice et éclairée d'
Hwang Sok-yong.
Un coup de coeur.
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"Toi au-dedans et moi au-dehors, nous avons vécu ce monde. Ce fut parfois difficile, mais réconcilions-nous avec les jours passés."