Ah les romans russes , les grands romans russes ! Quand
Lioudmila Oulitskaïa (souvenez-vous des "Joyeuses funérailles") et
Georges Nivat (spécialiste de la littérature russe) encadrent, la première d'une préface et le second d'une postface --toutes deux fort élogieuses-- le grand et puissant premier roman d'une jeune femme, on ne peut être déçu. Et je ne l'ai pas été.
Le lecteur est plongé dès le début dans le monde d'un coeur simple, celui d'une Tatare ballottée au milieu de la tourmente dans laquelle est née puis s'est développée l'Union soviétique. Nous avons entendu parler des déplacements de populations dans l'empire soviétique, nous avons aussi appris par
Soljenitsyne ce qu
e Goulag voulait dire, mais jamais nous n'avions été arrachés au monde des esprits et des dragons, des fées et des ogresses affamées d'une ferme près de Kazan pour être expédiés au long d'un périple de six mois dans des wagons à la destination inconnue, mais inéluctablement orientée vers la Sibérie. le convoi est dirigé par l'assassin du mari de Zouleikha, jeune femme au coeur simple, superbe héroïne silencieuse, pleine de sagesse et de résignation, tenace, consciencieuse et admirable dans l'adversité.
Après six mois d'errance sur le transsibérien et quelques voies de garage annexes, un groupe de rescapés est abandonné à 400 km de la ville la plus proche, sur la rive d'un affluent de l'Ienisseï. Ils organisent leur survie au milieu de la taïga et, après des années, apprennent que le village qu'ils ont créé est en fait un camp du Goulag (nom dont ils ignoraient l'existence). le roman s'étend sur la période 1921-1946 et fait penser à
Homère par son caractère épique, mais aussi à
Daniel Defoe par la lutte pour la survie et à
Victor Hugo par l'ampleur et la force. Il est également très marqué par la culture cinématographique (l'auteure a écrit de nombreux scénarios) ; cela vous donne non seulement un spectacle grandiose, mais aussi une tragédie collective, un roman d'amour dans un univers glacé et, par-dessus tout, une superbe leçon de résistance et d'humanité.
Le camp est si éloigné de tout qu'il semble que même le regard de Dieu ne peut l'atteindre. Pourtant, Zouleikha nous y donne une grande et belle leçon : celle d'espérer en l'homme quelles que soient les circonstances.