Kath, ses amis de toujours Ruth et Tommy, ont été élèves à Hailsham dans les années quatre-vingt-dix. Un monde parfait où le bien-être des enfants passe avant tout, où leur créativité artistique est sans cesse stimulée, tandis qu'une pratique sportive assidue leur assure une santé à toute épreuve.
Kathy H., la narratrice, à présent âgée de trente-et-un ans, est accompagnante depuis plus de onze ans. Un travail dans lequel elle excelle, ce qui explique qu'on lui ait demandé de poursuivre encore quelques mois, bien au-delà de la durée habituelle de cette tâche. Une tâche qui consiste à accompagner les donneurs d'organes, dans un parcours aussi douloureux que mortifère.
Les donneurs sont pour la plupart des anciens élèves d'Hailsham ou d'un autre centre éducatif, où des accompagnateurs bienveillants et des professeurs impliqués ont veillé sur eux comme sur leurs propres enfants. Kath a perdu tout contact avec ses amis d'enfance, et son travail harassant qui la conduit à être sans cesse sur les routes, roulant d'un centre à l'autre pour se tenir aux côtés des donneurs qui lui ont été confiés, ne lui laisse que le temps de songer au lieu de son enfance.
«
Auprès de moi toujours », dont le titre est aussi celui d'une chanson que chantait Kath adolescente, est un roman doux-amer où la narratrice tente de comprendre ce qui se jouait à Hailsham, où tout n'était que luxe, calme et volupté. le retour sur les brouilles enfantines entre Kath et ses amies, les crises de nerf de Tommy, nous propose un regard enfantin sur un endroit à part, le lieu d'une enfance heureuse. Écrit à hauteur d'enfant, il nous décrit l'innocence de ces jeunes enfants privilégiés, éduqués dans un cadre enchanteur.
L'adolescence de Kath, Ruth et d'un Tommy assagi est aussi le moment des questions existentielles. Si les protagonistes ont bien saisi qu'ils ne pourraient pas avoir d'enfants et devaient développer leurs capacités physiques et artistiques, de nombreuses questions restent sans réponse, telles des portes closes masquant une vérité qui se dérobe sans cesse. Pourquoi leur demande-t-on de produire sans cesse de nouvelles « oeuvres artistiques » destinées à Madame, une femme qui rend régulièrement visite aux enfants et semble être la figure tutélaire du lieu ? Quelle est la véritable fonction de ce centre éducatif ? Qu'adviendra-t-il des pensionnaires lorsqu'ils quitteront Hailsham ?
Après un début moderato, qui évoque un roman enfantin, «
Auprès de moi toujours » prend une dimension tragique à l'adolescence des protagonistes, tandis que s'accumulent les questions sans réponses et que des rumeurs étranges se répandent parmi les élèves. le roman de
Kazuo Ishiguro évoque ainsi un tableau impressionniste, déroulant le cheminement de Kath et de ses amis, alors que le début du récit livre la réponse à la plupart des questions qui taraudent les jeunes élèves.
Dès les premières pages, l'horrible vérité sur la véritable fonction de l'institution nous est livrée : Hailsham est un lieu destiné à « fabriquer » des donneurs d'organe, et des accompagnants qui, une fois leur mission accomplie, deviendront également donneurs, jusqu'à ce que mort s'ensuive. En nous révélant l'infertilité des élèves, l'auteur laisse au lecteur le soin de deviner leur véritable nature : ils sont des clones, destinés à donner leurs organes à de riches familles touchées par la maladie.
***
Roman introspectif et presque immobile, «
Auprès de moi toujours », comporte plusieurs niveaux de lecture. Un premier niveau nous emporte dans la complexité des relations du trio amoureux composé de Kath, Ruth et Tommy, en revenant sur ces petits mensonges anodins, qui se transforment en failles béantes. Un second niveau de lecture aborde les nombreuses questions que se posent les personnages, des questions qui semblent de peu d'importance telle que la destinée de toutes ces oeuvres « artistiques » collectées par Madame, et des questions existentielles, relatives à la raison de leur présence à Hailsham. Et pourtant. Toute la profondeur de l'ouvrage se dévoile au sein de son troisième niveau de lecture. Une lecture qui nous est suggérée et qui n'est jamais clairement explicitée par l'auteur, même si elle constitue le coeur du propos de cette dystopie.
Toute la magie de la prose d'Ishiguro consiste à ne jamais formuler l'essence même des questions que pose le roman. En procédant par petites touches, en revenant sur les broutilles qui émaillent l'enfance de Kath, puis en s'attardant sur les questionnements de son adolescence après nous avoir dévoilé son destin d'adulte,
Kazuo Ishiguro cache son jeu et nous laisse le soin de deviner le dessous des cartes.
Sous un faux air de roman « so British », attaché aux convenances hypocrites de la haute société anglaise, «
Auprès de moi toujours » nous dépeint un monde effarant, qui a rompu avec la morale la plus élémentaire. Une société qui fabrique des clones et les élève dans les meilleures conditions afin de les transformer en donneurs en pleine santé, en mesure de sauver les riches de ce monde atteints de maladies nécessitant un don d'organe. Une société dans laquelle ces mêmes clones commencent leur vie d'adulte par un travail épuisant qui consiste à « accompagner » les donneurs dans leur chemin de croix. Une société qui tente de se convaincre que les clones n'ont pas d'âme pour mieux légitimer son impardonnable entreprise criminelle.
Le lecteur prend peu à peu conscience qu'il y a quelque chose de pourri au royaume d'Hailsham. La force de percussion du roman consiste à se contenter de suggérer et à laisser le lecteur tirer ses propres conclusions. Quel est ce monde qui crée et élève des clones pour soigner ses propres enfants ? Qui tente d'oublier que ce sont des êtres humains qu'on assassine au nom du Bien ? Et si votre enfant était atteint d'une maladie rénale incurable, auriez-vous recours à un don d'un clone compatible et en pleine santé ?
Kazuo Ishiguro n'affirme pas. Tel un Socrate des temps modernes, il pratique une forme de maïeutique en conduisant son lecteur à se poser les véritables questions du roman, et à tenter d'y répondre. «
Auprès de moi toujours » nous rappelle que la Littérature n'assène pas des Vérités à son lecteur, mais provoque un questionnement intérieur, et le conduit à tenter de formuler ses propres Réponses. Et ce, quand bien même ces Réponses éclairent la nature humaine d'une lueur sombre comme une nuit sans lune.