Une jeune fille évoque son enfance heureuse dans une propriété à la campagne, elle se dit « accompagnante » et cela depuis plusieurs années, plus longtemps que la plupart. Son travail consiste à accompagner des « donneurs ». Une fois ces deux indications données, nous revenons dans le passé.
Avec ses camarades de jeux, de promenades dans les herbages, autour du lac aux canards, ils se posent entre eux des questions sur leur origine, leur identité, le pourquoi de leur venue au monde. Cependant, cette question n'est jamais vraiment posée, ils détournent la conversation, comme si la réponse à la question ne les intéressait pas. Ou comme si ils auraient eu honte de connaitre la vérité, et de perdre ainsi leur innocence. A chaque explication même lointaine qui surgit, une indifférence s'affiche, si bien que lorsque un de ses amis, Tommy, ou Ruth, ont l'air de négliger ce qui vient d'être dit, elle, Kathy, celle qui parle, cherche dans le passé, et essaie de faire des recoupements. Kathy H ( aucun des personnages n'a de nom propre, seulement un prénom, même les instituteurs, appelés « gardiens ».
Kazuo Ishiguro nous plonge, nous aussi, avec le même rythme, dans ces questions que tous, y compris apparemment l'auteur, veulent anodines. Il distille, par des allers retours entre ce que l'un a murmuré, ou ce qui fut suggéré, et ce que chacun essaie de comprendre et de dire à mi mots aux autres, ainsi que par des évocations de différents moments du temps, un secret tellement monstrueux que nous ne pouvons le croire, pas plus que ces petits. Il nous lâche un mot ou deux tout au cours du roman, avec élégance et raffinement, par la magie de son écriture. Ce que savent les enfants, c'est qu'ils sont différents. D'accord, on le sait.
Et malgré nos doutes dès les quelques premiers mots, bien entendu, Ishiguro nous embobine avec tout l'art d'un immense écrivain, dans un trio lié par l'amitié, par l'attention protectrice que chacun des trois donne aux autres, lié aussi par la trahison, et où se forme un couple inattendu. Ce sont trois amis, et pourtant … Ruth « fait couple » - car le sexe est permis et même encouragé- avec le grand ami de toujours de Kathy, de plus elle le dévalue devant cette dernière, pire encore, elle lui dit que jamais Tommy ne penserait sortir avec elle, car elle a eu des aventures…
Protection mutuelle, secrets honteux, jalousies, perfidies, mensonges, et même vols dans ce milieu fermé. le système veut qu'ils doivent créer, peindre, dessiner ; une étrangère nommée Madame vient choisir les meilleures oeuvres, et les jetons gagnés ainsi servent à acheter durant les Ventes avec un grand V, ou durant les Echanges avec un grand E.
Le monde extérieur pénètre donc à petite dose dans ce grand internat et en particulier une cassette de Judy Bridgewater «
Auprès de moi toujours », chanson de 1956. En fait, Ishiguro invente cette chanteuse et la pochette de la cassette décrite dans le détail, une robe violette laissant les épaules nues, un porte cigarette,-alors que fumer était strictement interdit, chaque élève devant soigner son corps- (dans le film que je n'ai pas vu, il semblerait que cette pochette et la chanson aient été recrées, pourrions nous dire clonées, et on s'y méprendrait.)
Kathy écoute avec émotion la chanson « bébé, oh mon bébé,
auprès de moi toujours », et chante en berçant un coussin/bébé quand Madame, une figure tutélaire semblable au Commandeur pleure en l'écoutant. La raison de ces pleurs nous est expliquée à la fin du livre, ainsi que le futur de ces jeunes qui se demandent pourquoi ils existent.
Seule une gardienne essaie de leur dire la vérité sur ce futur (ne vous faites pas d'illusions, vous êtes informés sans l'être) ceci au milieu du roman, et elle part peu après de l'internat Hailsham, laissant les interrogations et les suppositions sans réel substrat.
Bien sûr, il est question de trahison subtile d'une amitié, cependant cette amitié perdure avec des moments délicieux où le rire remplace l'animosité. Des rires, il y en a beaucoup, et Kathy les note sans jamais se rappeler leur pourquoi. Elle essaie de rapprocher , aux moments des rires sans raison, une ou l'autre de petites attitudes, un dos courbé, un déni vu dans les yeux, ou même une absence de réaction, sans respecter la chronologie, ni une intrigue linéaire.
Ainsi fonctionne la mémoire, dit Ishiguro dans son discours à la réception de son prix Nobel en 2017, qui prend
Proust pour modèle, avec « les associations de pensée décousues, ou les caprices de la mémoire, qui semblaient entraîner le récit d'un épisode à l'autre. Parfois je me surprenais à me demander : pourquoi ces deux moments sans lien apparent étaient-ils placés côte à côte dans l'esprit du narrateur ? ».
Il écoute aussi, dit il dans ce même discours,
Tom Waits, Ruby's arms, déchirante chanson pour un roman déchirant. Je mets un extrait de ce discours, pas la peine de me substituer à Ishiguro.
Il fallait un grand écrivain pour aborder un thème aussi peu joyeux, avec ce que cela comporte de dénonciation du futur de nos sociétés, capables du pire pour que la maladie n'existe plus. Soigner son corps, nous voyons à la fin du roman pourquoi. Et soigner son âme ? Savoir qui on est ? Pourquoi sommes nous venus au monde ? Voulons nous vraiment savoir, ou cela nous perturberait plus que l'ignorance ? Et notre âme ?