La société japonaise a-t-elle vraiment besoin d'architectes ? s'interroge
Toyô Itô : suite au tsunami et au tremblement de terre qui ont frappé le nord-est du Japon, et à l'heure de la reconstruction, les collectivités locales ne les sollicitent quasi pas.
Plutôt que d'y voir un aveuglement, il écrit que c'est en partie la faute des architectes eux-mêmes, qui, attachés à leur expression personnelle, ne travaillent guère en fait pour la société : « Tous les architectes pensent construire pour la société, pour les gens. Mais dans la société contemporaine gouvernée par une économie globalisée, l'architecture est faite et défaite par des forces considérablement plus puissantes que le sens moral et la bonne volonté des architectes. Pratiquement aucune place ne reste pour l'élaboration d'espaces publiques ou communautaires... »
Les interrogations de
Toyô Itô sur le sens de son travail ne datent pas des catastrophes de mars 2011, mais elles entrent en résonance avec ce traumatisme et trouvent alors à se matérialiser : une architecture du jour d'après. L'expression a un double sens : une architecture repensée pour que les créateurs intègrent dans leur proposition les besoins des habitants, et une architecture d'après la catastrophe pour aider les régions sinistrées.
Cette volonté de changement dans son parcours, c'est ce que raconte ce livre. Livre d'architecture mais très accessible, sans jargon pour spécialiste : soit tout à l'image de cet architecte qui se révèle très attachant par son engagement et son absence de prétention auteuriste.
Pour
Toyô Itô l'architecture n'est pas un art. Il n'y a sans doute que ceux pour qui le « moi » prime avant tout pour le croire.
La doctrine moderniste et son aveugle confiance dans la technologie sont aussi pointées du doigt : concept de « prévisibilité », logique rationaliste font que les décisions sont prises sur des chiffres, que les responsabilités sont seules portées par ces chiffres.
Globalement l'architecte japonais s'interroge sur la pensée dite moderniste : c'est « une conception séparant clairement les choses… Une netteté qui a profité au développement technologique, mais qui a aussi évacué les zones grises de l'ambiguïté. » Or la richesse d'une société réside dans cette ambiguïté. Soit, trop de fonctionnalisme, trop de gestion et d'administration.
Mais aussi, trop d'abstraction et de concept déplore l'architecte, notamment dans les formations. Coupé des réalités sociales, on ne s'étonnera pas, même si c'était prévu sur le papier et les plans ! qu'une collectivité ou une communauté n'émerge pas.
Le livre, fruit d'un projet éditorial visant à interroger sa trajectoire en architecture, lui permet de revenir sur sa carrière, sur les interrogations et les changements qu'elles ont provoqués. Si Tokyo a longtemps incarné pour lui la nouveauté, la modernité, elle ne fait plus rêver : elle « n'est plus qu ‘une machine à matérialiser les flux invisibles d'énorme capitaux ».
Toyô Itô revient donc longuement sur son parcours et ses débuts dans la société japonaise des années 60 et 70 (diplôme en 1965 ; ouverture de son agence en 1971 et début de construction de maisons ; première commande publique en 1988 ; divers musées, immeubles etc, et médiathèque de Sendai, 2001) et sur ses dernières évolutions : rapprocher l'architecture de la nature, repenser les relations intérieur-extérieur.
Projet de reconstruction.
Travailler sur place avec des gens qui ont perdu leur famille ou leur maison, échanger, réfléchir avec eux ne peut qu'aboutir « à une remise en question de l'architecture telle qu'elle est maintenant ».
Toyô Itô n'arrive pas sur place prisonnier du regard et du système moderniste : dans une ville comme Tokyo, chacun est sous le contrôle de ce système. C'est un véritable piège qui empêche toute initiative ou remise en cause. Dans le Tohoku dévasté, loin d'être « campé dans ma position d'architecte », il est à l'écoute des habitants : « les attentes des uns et des autres s'enchevêtrent ».
Toyô Itô s'interroge depuis longtemps sur sa place : pour lui ne pas être extérieur à la société est devenu une évidence, il faut s'ouvrir au contexte social. L'architecture ne peut se résumer soit, à se soumettre à la société donnant priorité à l'économie, soit à la critique de cette société. Futile et affligeant écrit
Toyô Itô : « le capitalisme construit des cités modernistes où la technologie est toute-puissante, et l'architecte n'est plus qu'un outil pour exposer aux yeux du monde la puissance économique ». Lui ne veut pas participer à cet mascarade et « ne participe qu'aux concours dont on peut espérer que le projet architectural aura une portée sociale ».
Quitter la posture - l'ego du créateur et l'emprise esthétique - et penser simplement comme un être humain.
Il milite pour une architecture qui ne soit pas de l'art : sa forme première est de bâtir ensemble quelque chose. L'acte de construire est un acte communautaire.
De même travailler en province est pour lui plus riche de promesse et d'invention ; en plus d'y retrouver un contact « vrai » avec la nature, ce n'est pas à Tokyo que peuvent émerger des nouveaux modèles.
« Passé » le choc du 11 mars 2011, que pouvait-il faire ?
Des Maisons pour tous seront sa proposition. Elles seront des lieux de soutien moral pour les habitants, des lieux d'échange, de partage. Une dizaine de maisons a vu le jour ou était en cours de construction en décembre 2013.
Elles accompagnent un nouveau départ pour
Toyô Itô pour explorer une architecture mieux intégrée dans l'environnement, et où homme et nature ne font qu'un. le prix a été chèrement payé, mais c'est ce que la catastrophe du 11 mars a enseigné.