LE BLEU MAT
Le bleu du bleu déchire l’ombre
ou défend l’incisive ardeur du lien,
du lieu précis et bleu. Bleu mat
de ce sable, de cette neige. Bleu
pervers d’un bleu d’outre. Le pal
très doux, le pal très dur. Bleu
de l’ombre où déjà j’expire, où
j’écris bleu d’aube ou de castel.
Bleu du bleu. Bleu du bleu. Mat.
Mât mangé de la boucherie. Bouche
de bleu défunt, de bleu précis.
Bleu plié, bleu de femme, de femme.
Je désirais le bleu délice
d’une rivière au point du jour...
Et je serrais mes épis, mes tiges.
Je renonçais à l’herbe, au grave
instinct d’être seul près du soc.
Parleur parlant de paroles
ou de voix tendue de bouche à roc.
Mais le bleu du bleu effilé
emporte le bleu mat, le castel.
Bleu caressé des tempes.
Bleu au secours du bleu mat,
de ce bleu bleui de bleu,
du petit bleu qui court,
prince d’ibis et de béatitude.
La serpe où rouille l’été :
corps sifflé que je dénude.
L’épaule accouche. Et les doigts,
les dix doigts d’hiver déchirent
ma mante, mon corsage, mon sein.
Je joue le jeu des toupies
sur le carrelage des morts.
Grossesse du tombeau bleu,
du rat rieur, du gardien d’ivoire.
Quelqu’un frappe à l’œil :
est-ce le sosie de paille
qui vient voir le voyeur ?
Le corps : maison de salive
où des jambes multiples
laissent trace, empreinte,
où des mains de cents doigts
effleurent le verre mince
de l’œil ou du poignet.
Que meure la hâte
des battements du cœur !
Que le bon liquide
circule et soit suave !
Tout le vêtement des veines,
cachons-le sous la peau.
Ville de mille chambres :
les grands chameaux, le brouillard
l’enjambent, la dissimulent.
Cafés bleus du Carré.
Bon tabac doré de Meuse.
Pêle-mêle ou mêle-pêle,
enfants pâles et pierreux :
voici les teinturiers
de bon teint, de grand teint,
de petit teint, les tisserands
tissant l’escalier de laine.
de mille aiguilles
sous la peau, la pluie.
Chaque parole
est un poisson de pierre,
un déchirant chardon que coupe
un cri d'un âne orange,
ou l'eau de la parabole
dont le chant arrondi
les cailloux du Nalón.
Hommage d'E. Savitzkaya à Jacques Izoard