À la surprise du lectorat,
Marvel Comics a relancé la marque "Marvel Knights" en 2013, au travers de 3 récits :
Marvel Knights Hulk de
Joe Keatinge et
Piotr Kowalski, MK X-Men de Brahm Revel et "Spider-Man: fight night". Ce dernier est paru sous la forme d'une minisérie en 5 épisodes parus en 2013/2014, écrite par
Matt Kindt, dessinée et encrée par
Marco Rudy, avec une mise en couleurs de
Val Staples. Il s'agit d'une histoire compète et indépendante de toute autre (= hors continuité pour les spécialistes).
Ne réussissant pas à gagner assez d'argent avec ses photographies pour le Daily Buggle, Peter Parker réalise des petits boulots de photographe en plus, en répondant à des annonces. En l'occurrence, il se rend dans une demeure pour réaliser un portrait de famille. Une fois la porte passée, il tombe nez à nez avec Madame Web qui lui annonce qu'il va devoir résoudre l'énigme des 99 problèmes (à laquelle même
Albert Einstein a échoué). Parker n'a pas eu le temps d'assimiler cette information qu'une bombe explose dans l'appartement. À peine le temps de se mettre en tenue de Spider-Man que déjà il doit faire face à Jack O'Lantern. Puis c'est le tour de Morbius, puis du monstre de Frankenstein, puis du premier Beetle (Abner Jenkins), puis d'Arcade. Les ennemis s'enchaînent à une vitesse folle, alors que Paker prend conscience qu'il a été drogué par une substance hallucinogène.
À l'origine, le label "Marvel Knights" avait été créé pour permettre à des artistes de réaliser des histoires plus adultes pour les superhéros Marvel. Avec ces 3 projets, le lecteur reconnaît le nom de créateurs travaillant pour des éditeurs indépendants sur leur propre création. C'est le cas de
Matt Kindt qui a réalisé des histoires complètes sortant de l'ordinaire (par exemple Revolver en VO ou
L'histoire secrète du géant), ainsi qu'une série atypique Mind MGMT (VO). En 2013,
Marco Rudy est essentiellement connu pour avoir dessiné plusieurs épisodes de la série "Swamp Thing", voir Swamp Thing, Tome 2.
Dès la première séquence, en 3 pages, le lecteur a perdu tous ses repères. Il est impossible de savoir quelle part de ce qui est montré correspond à des hallucinations de Parker, quelle part doit être prise au premier degré, s'il s'agit même d'hallucinations. L'énigme des 99 problèmes se limite à une expression, certes énigmatique, et d'ailleurs sans indice quant à sa nature. Les épreuves et les supercriminels défilent à un rythme soutenu, 1 toutes les 2 pages quasiment. le lecteur a de temps en temps accès aux pensées intérieures du héros pour des réflexions sur les grains de sable de Sandman (et de quelle partie de son anatomie ils proviennent), les souvenirs d'un vétéran de la seconde guerre mondiale alors qu'il se croyait mort, l'allongement du temps en situation de stress, un souvenir de camping avec l'oncle Ben, un souvenir de ce dernier alors qu'il travaillait sur une chaîne de montage. le flux de pensée de Peter Parker sert également à prendre connaissance de ses réactions vis-à-vis de ce qu'il lui arrive, Kindt en faisant un usage très habile, avec des textes concis et naturels qui portent des informations aussi bien sur la situation que sur l'état d'esprit du héros.
Le lecteur a beau s'accrocher à cette histoire d'énigmes des 99 problèmes, il ne voit rien venir de séquence en séquence, si ce n'est d'autres face-à-face avec de nouveaux ennemis, qu'il est difficile de qualifier d'affrontement au vu de leur brièveté et de l'absence de coup décisif. Par contre, dans un premier temps, le lecteur se dit que le dessinateur transcrit à merveille la désorientation de Spider-Man.
Marco Rudy conçoit chaque mise en page comme un défi à chaque fois renouvelé pour proposer autre chose que des cases rectangulaires sagement rangées. Ainsi les cases de chaque page sont disposées en fonction d'un thème : glissant comme des gouttes d'eau, les pattes d'une araignée les séparant, séparées par les traits figurant le sens d'araignée, disposées dans les espaces délimités par les traits sur le masque de Spider-Man, emportées parle souffle d'une explosion, etc. Ce mode de composition des pages introduit une dimension ludique, son systématisme force le respect du lecteur, quant à l'inventivité de
Marco Rudy. Mais il se produit un effet de lassitude passé le deuxième épisode.
Marco Rudy ajoute encore à la figuration de la désorientation de Spider-Man en recourant à divers modes de représentation. Ainsi la page 2 de l'épisode 1 évoque fortement une composition de JH Williams III sur Batwoman, la rigueur géométrique en moins. Avec l'apparition du monstre de Frankenstein, Rudy réalise un encrage à la manière de
Bernie Wrightson sur Frankenstein. Pour la première page de l'épisode 2, le lecteur pense immédiatement à un angle de vue similaire utilisé par
Alex Ross pour la représentation de Giant Man dans "
Marvels" réalisé avec
Kurt Busiek. À plusieurs reprises, Rudy s'inspire également des dispositifs narratifs visuels utilisés par
David Mack sur la série "Kabuki". Si
Marco Rudy ne copie pas franchement, il emprunte beaucoup. À l'évidence ce choix d'hétérogénéité dans les approches graphiques participe à transcrire l'état de confusion de Spider-Man. Il y a même une poignée de séquences représentées comme des écrans de jeux vidéo datés (de type rétro gaming). À nouveau, le lecteur ne peut que s'incliner devant l'inventivité des représentations concoctées par Rudy, mais il s'installe une fatigue à la découverte de ces mélimélos visuels. le lecteur ne peut s'empêcher de penser que ces 4 premiers épisodes n'ont été conçus que comme un moyen pour Rudy de pouvoir en mettre plein la vue. Il n'y a pas d'autre progression narrative que l'enfilade de supercriminels (dont le nombre reste inférieur à 99).
C'est donc un peu soulagé que le lecteur arrive au cinquième épisode, un peu dubitatif de savoir s'il y aura une explication en bonne et due forme. Contre toute attente, il y a bien un motif derrière toute cette débauche graphique, et un individu qui finit par expliquer plus de choses qu'il n'eut été souhaitable. Après avoir passé 4 épisodes visuellement éprouvants à douter, le lecteur découvre une explication exhaustive qui balaye tout mystère (sauf celui des 99 problèmes et de la présence de Cassandra Webb). Pour autant, le kaléidoscope instable de styles graphiques ne s'arrête pas. le lecteur ressort lessivé de ce comics expérimental, un peu vain, trop exubérant, trop démonstratif, pas assez canalisé, pas assez rigoureux dans sa démesure. Ou alors plusieurs éléments m'ont échappé, à commencer par l'intention des auteurs.