Fenêtre sur la peur

Au cours de son enfance (il est à présent âgé de trente-quatre ans), on lui a inculqué le sens des actes de générosité gratuits. Son père, animateur de son quartier, avait le don d’obtenir des subventions destinées à améliorer le quotidien des plus nécessiteux. Quant à sa mère, elle a été principale de collège avant de prendre du galon. Tous deux sont désormais à la retraite. Charlie les a souvent entendus dire combien était gratifiant le fait d’œuvrer pour autrui ; à leurs yeux, la bonté est la clé de l’estime de soi.

Le passé et l’avenir / Ce qui aurait pu être et ce qui a été / Tendent vers une seule fin, toujours présente…

Certaines personnes, et c’est bien triste, ne se trouvent jamais de but dans la vie. Charlie n’en fait pas partie. Il sait depuis longtemps pour quelle raison il est sur terre, ce qui rend sa mission d’autant plus satisfaisante.

Il était déjà amoureux de Jane à l’époque où Nick était vivant. Un amour innocent puisqu’il la savait mariée et fidèle. Il n’en avait pas moins cherché à l’impressionner avec sa maîtrise du clavier d’ordinateur. Avant sa cavale, Jane avait toujours veillé à respecter scrupuleusement la loi, mais cela ne l’empêchait pas d’être curieuse, et Vikram lui avait enseigné l’art de se servir des « entrées secrètes » dont étaient équipés les systèmes informatiques des géants des télécoms, des compagnies de surveillance et autres bases de données.

À quoi bon savoir combien de temps il lui restait sur les deux heures promises ? Si Hollister était capable de nier la vérité fondamentale de la vie humaine, il était capable de tout. À cette heure, peut-être même avait-il déjà entamé la chasse.

Il ne possédait aucune expérience de l’extérieur. Ses capacités de survie se limitaient à l’entregent qui lui avait valu de réussir dans le cinéma. Le fils du tailleur et de la couturière avait passé des milliers d’heures à regarder des films, mais son expérience de la nature se limitait à la fréquentation des parcs publics et des plages, ou à l’univers documentaire.

Hommes et femmes se trouvaient réduits à l’état d’objets faciles à manipuler, balkanisés dans des univers fermés en fonction de leurs goûts et dégoûts. Des voitures aux barres chocolatées, tout était soumis au diktat du marketing, la vie privée n’existait plus, on privait les individus de toute possibilité de penser autrement, de censurer la vision du monde proposée par Internet, conformément aux avis d’une élite autoproclamée.
Dans ce monde nouveau faisaient irruption quotidiennement des moments tels que celui-là, en face du Lucky O’Hara’s avec son lutin souriant et sa marmite pleine d’or. Des situations irréelles donnant le sentiment que le monde avait perdu la raison.

Dans le monde qui était en train de naître, la réalité virtuelle prenait fréquemment le pas sur le réel.
La plupart des gens, subjugués par les techniques de pointe, ne comprenaient pas à quel point celles-ci étaient synonymes d’oppression, alors que Jane avait pleinement conscience de la face la plus sombre du système.

Elle ne gagnerait rien à écarter le tissu graisseux dans l’espoir de voir ce qui l’attendait à l’extérieur. Quel que soit l’ennemi, elle allait devoir l’affronter.

En dehors de sa volonté farouche de protéger son fils et de lui offrir un avenir digne de ce nom, Jane entretenait l’espoir de goûter à nouveau un jour à une vie libre et heureuse.