Le sujet
De La Bruyère, la matière de son livre, il l'annonce dès les premières lignes de son oeuvre, ce sont les hommes, mais surtout leurs travers et leurs ridicules. Souvent il en rit et il cherche à faire rire son public, qui n'est autre que le sujet même de son livre et qui ne peut que se reconnaître dans les petits portraits mordants de l'auteur. Et mordants, ils le sont, mais même bien plus par moment : il ne fait aucun cadeau à ses compatriotes et bien souvent on sent poindre le mépris très fort qu'il peut ressentir face à certains comportements bien trop partagés dans cette communauté où on cherche toujours à imiter celui qui a les plus belles parures. Très vite il mord pour de vrai et son doux sarcasme devient méchant. Cela a deux origines possibles :
La Bruyère a des raisons personnelles d'avoir du ressentiment qui s'exprime en mépris ; il ne fait que refléter par écrit l'âpreté des échanges dans les conversations mondaines de son temps.
La Bruyère est roturier au départ : il vient de cette classe qui n'a pas besoin de travailler car elle a des rentes (elle possède bien souvent des terres), mais elle n'est pourtant pas noble. Quand
La Bruyère fréquent les milieux de la cour de Louis XIV, il est en quelque sorte un outsider qui est tout juste toléré parce qu'il est suffisamment brillant et loyal pour servir les besoins de ses maîtres. Cela veut dire qu'il est dans une position difficile où tout (et tous) doit lui rappeler qu'il n'appartient pas à ce monde. Cela doit encore plus le toucher quand il voit des roturiers moins brillants que lui se faire un nom dans cette élite grâce à leur fortune :
La Bruyère étant pauvre et n'étant pas d'une vieille famille noble a peu de choses à offrir en terme de statut social, or c'est la seule chose qui compte dans un monde où la réputation est la seule vraie monnaie d'échange. Ce statut d'outsider, de mal-aimé, se reflète dans l'aigreur qu'on peut lire parfois quand il parle de ces parvenus qui n'ont aucun mérite personnel, c'est-à-dire du talent et du laveur, et qui ont par contre une belle fortune qui leur a ouvert toutes les portes des courtisans. Cependant en étant, un étranger, un outsider, tout en évoluant au coeur de ce monde, puisqu'il côtoie tous les jours la cour de Versailles étant le précepteur du petit fils du Grand Condé, un cousin du roi, il est à la meilleure place pour être un observateur lucide de la cour : il a moins de biais qu'un courtisan, puisqu'il ne peut pas vraiment participer aux jeu de pouvoir et il est suffisamment nouveau à ce monde pour en voir les choses surprenantes, les limites et les défauts. Un étranger est toujours un observateur plus objectif du monde qu'il visite. Mais il ne faut pas oublier que
La Bruyère est tout de même un participant et que lui aussi adopte les coutumes de cette société, notamment l'art de la conversation.
Il faut s'imaginer une cour qui n'a pas de vie privée, tout se passe en public ou presque et on est toujours en représentation. de plus, on est toujours ensemble et comme on ne travaille pas, on pousse très loin dans le perfectionnement la seule occupation qui nous lie : la conversation. L'art de la conversation est porté à un raffinement extrême par les Précieuses, ces femmes de l'aristocratie qui ouvrent des salons dans lesquels on converse des arts et des affaires du monde en prenant soin de discourir avec le plus de sophistication possible pour montrer son génie. Cependant il ne faut pas s'y tromper, l'art de la conversation c'est avoir un raffinement suffisamment extrême pour faire paraître son génie et l'entendue de son savoir par un parler naturel et simple, mais très élégant. Simplicité et naturel qui doivent montrer l'élévation de notre âme. C'est là que réside le sublime pour
La Bruyère et l'essence de son style. Cependant n utilise souvent son génie pour faire des pointes, traits d'esprit qui visent à gentiment railler son interlocuteur. Derrière cette pratique, se cache toute la cruauté de ce monde où les courtisans sont en perpétuelle compétition, et où on n'hésite pas à piétiner l'autre en le rabaissant par un sarcasme bien senti et goûté par l'assemblée avec tous les airs de la civilité pour se grandir sur les restes de son adversaire.
La Bruyère condamne la mesquinerie et les railleries qui sont des attaques personnelles : il se défend d'en faire de même dans son livre, puisqu'il ne vise personne en particulier et que sa motivation est noble (corriger les vices de ses contemporains). Pourtant on ne peut s'empêcher de voir dans ses attaques à peine cachées contre les Modernes le même jeu qu'il condamne.
La Bruyère a tout de même un regard très sévère sur le onde qu'il décrit : il le regarde à travers le filtre moralisant qui lui vient à la fois de la religion chrétienne mais aussi de ses idées très conservatrices sur le monde. Pour lui, l'homme noble doit incarner dans son attitude et dans son système de pensée la noblesse de son sang. Être noble pour lui c'est être en capacité, naturellement, d'une élévation dans tous les domaines de la vies, supérieure au reste de l'humanité. En cela, son discours sur le peuple est très ambivalent :
La Bruyère est l'un des rares à parler du peuple (surtout du petit peuple de la ville), c'est-à-dire du Tiers état, entité invisible dans les hautes sphères à cette époque. Il reconnaît son existence mais en plus de ça il déplore sa misère et reconnaît aussi que le peuple est capable de vertu. Cela dit il en fait avoir une image repoussoir : il utilise dans le livre VIII de la cou, la comparaison du peuple et des courtisans pour dévaloriser certains comportements de ces derniers en leur suggérant qu'il ne valent pas mieux que ce peuple vulgaire à qui ils ressemblent un peu trop. Cette comparaison et le but quelle sert montrent bien que
La Bruyère n'a pas un image très valorisante du peuple. Cependant il témoigne d'une forme de respect pour eux qui est assez rare dance monde. Il rappelle aussi que le roi doit d'abord être au service du petit peuple, il doit le nourrir et le protéger, or on sait bien que le peuple n'était pas au centre des préoccupations du royaume de France. L'idéal de l'honnête homme
De La Bruyère repose sur des idées traditionnelles admises qui rappelle l'image du chevalier : le raffinement du comportement en société, mais aussi les faits d'arme, l'intégrité, être pieux et humble. Il ne remet pas en question le système de la monarchie absolue, au contraire, il montre sa déférence au pouvoir des Grands et rappelle que le roi est comme Dieu sur Terre puisqu'il reçoit directement son pouvoir de l'autorité divine.
La Bruyère participe ainsi et renforce les valeurs qui légitiment le pouvoir de son temps. C'est en cela qu'on peut dire qu'il sert ses maîtres, qui appartiennent à la catégorie des Grands. Il ne faut donc pas se tromper :
La Bruyère se moque des vices des hommes mais il ne remet pas en question les fondements de la société dans laquelle il vit.