L'été est propice au rêve d'un ailleurs lointain, voire très lointain. Or point n'est besoin de partir dans des contrées exotiques : il est peut-être plus délectable de lire l'ouvrage de Rémi Labrusse pour sentir le souffle d'un dépaysement véritable et même, comme l'aurait dit Montaigne, d'un « estrangement » à soi-même. Écrit en marge de l'exposition « Préhistoire. Une énigme moderne », qui se tient depuis le printemps 2019 au Centre Pompidou (cf. guide des expositions de l'été en supplément de ce numéro), ce livre n'est pas à proprement parler une étude sur l'art pariétal préhistorique. Il ne s'agit pas non plus d'un essai sur la construction de la notion de « préhistoire » au tournant de 1900 et sur la façon dont les discours nationalistes ont modelé sa conception dans différents pays européens, même si l'auteur articule ces éléments de façon très fine à son texte. Rémi Labrusse inverse la démarche : il démontre pourquoi les révolutions scientifiques de la fin du XVIIIe siècle ont induit naturellement la naissance de la période comprise d'abord comme une « pré-histoire », puis comme un modèle des temps futurs. Plus encore, il souligne que la préhistoire, telle que l'ont imaginée au cours des deux derniers siècles les historiens, les archéologues, les ethnologues, les historiens de l'art et les artistes, est le révélateur d'un rapport nouveau au temps, au mythe de l'origine, à celui de la fin de l'humanité, ou encore à la mémoire et à l'oubli. La préhistoire préside selon lui à la naissance de « l'immémorial », noeud temporel inouï, qui libère une esthétique nouvelle. La préhistoire ne se situe donc pas avant le récit historique : elle en découle en quelque sorte, ce qui explique le sous-titre du livre : « l'envers du temps ».
Cinq chapitres empruntent des pistes différentes mais parallèles pour le prouver : les deux premiers sont centrés sur l'instrumentalisation de la préhistoire – instrumentalisation politique, scientifique, mais de façon plus originale, littéraire et picturale. le troisième développe cette dernière idée : les analyses de la peinture de Cézanne (notamment des images rocheuses de la montagne Sainte-Victoire), des dessins d'Odilon
Redon, de Max Ernst, de Picasso ou encore de la photographie de Brassaï sont particulièrement virtuoses. Rémi Labrusse y convoque les notions « d'indéterminé », de « signification instable » qu'il relie à la « confusion » et à la « profusion » lue par les artistes dans l'art néolithique. Les passages suivants sont ainsi fondés sur une nouvelle lecture de la période néolithique, souvent vue simultanément comme un acmé technique et artistique et comme le début d'une dégénérescence. le dernier chapitre enfin, sans doute le plus inspiré, traite de l'expérience de l'immersion dans la grotte préhistorique, matrice des bouleversements les plus forts et les plus fructueux concernant « l'invention » de la préhistoire.
Complexe et limpide à la fois, souvent poétique, l'écriture sert admirablement un propos original, érudit, mais sans pédanterie aucune. Les références en notes très riches, la chronologie complète des grandes dates de la redécouverte des sites préhistoriques, tout comme l'abondante et élégante illustration, ajoutent à l'intérêt de cet ensemble parfaitement abouti, qui ravira autant les vacanciers que les voyageurs en chambre.
Par Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 558, juillet-août 2019
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