Ce roman, c'est avant tout un style d'écriture exclusif, celui de
Marie-Hélène Lafon. Elle enfile les mots comme on enfilerait des perles, avec ou sans virgules, selon les arrêts nécessaires ou non à leur lecture. Une salve ou bien une énumération hachée, un enchaînement sans halte ou avec de petits espaces respiratoires.
Au Franprix, rue du Rendez-Vous dans le XIIe arrondissement, à la caisse quatre,
Gordana, sans sourire, passe les articles. D'où vient-elle ? Quelle a été son enfance ? de deux photos expulsées de son portefeuille tombé sous la caisse, Jeanne en déduit, puis invente des épisodes de sa vie, celle qu'elle a dû avoir avant la caisse du Franprix.
Jeanne est retraitée depuis un peu plus d'un an. Deux fois par semaine elle fait ses courses, voit
Gordana derrière sa caisse, observe son attitude. Il y a aussi l'homme, client du vendredi matin. Quelle vie a-t-il ? « J'invente tout de cet homme, je sais son roman par coeur, je le déroule. » Voilà ce que fait Jeanne, depuis toujours, raconter et dérouler la vie des autres, de ceux qu'elle croise.
Dans sa vie à elle, il y avait grand-mère Lucie et tout ce qu'elle lui racontait pour l'occuper après son attaque. Elle réinventait des vies et Lucie les voyait malgré ses yeux devenus aveugles.
Parce que Jeanne nous parle aussi un peu d'elle, de sa vie aussi qui s'écoule, comme toutes les autres. Son vécu s'intercale. Celui-ci est réel alors que les autres naviguent dans l'imaginaire.
Associer l'homme à
Gordana entraînerait d'autres possibilités, un autre chemin parce que l'homme semble tout tourné vers
Gordana, mais, derrière sa caisse, elle est bien à l'abri des sentiments.
Dans la vie de Jeanne, dix-huit années se sont écoulées auprès de Karim mais son père n'a jamais voulu accepter cette relation, il ne pouvait pas faire sa connaissance, ne voulait pas après la guerre d'Algérie.
Dans sa vie, les amours se font, se défont, les morts s'insèrent, la brusque fin de sa mère, le décès de sa voisine. Des évènements brutaux posent leur marque avant que l'on s'arrange de ces moments douloureux. Les départs injustifiés, les trahisons, le silence de l'absence. Comme dans
nos vies.
Les routines dans lesquelles on se laisse glisser, les infimes choses qui remplissent les vies,
nos vies à tous.
Ce qui aurait pu être si… Ce qui aurait été devient d'une étrange netteté parce que les points précis donnés par l'autrice s'enrichissent de nombreux qualificatifs successifs, à la file. Les phrases s'étirent, renfermant plusieurs images hypothétiques à la fois.
On lit vite, les mots en cascade nous empêchent de ralentir, pour les prendre au vol avant qu'ils ne tombent.
C'est tout. Mais sans le prendre dans un sens restrictif. C'est un tout, celui des choses qui traversent ou pourraient traverser des vies, celle de
Gordana, de l'homme, de Jeanne et aussi un peu les nôtres.