Jeanne Santoire, jeune retraitée, habitant à Paris, nous fait le récit de sa vie entremêlé aux vies qu'elle imagine de
Gordana, caissière au Franprix 93 rue du Rendez-vous et d' Horacio Fortunato, client régulier du vendredi, tous deux fidèles abonnés à la caisse de
Gordana.
Le roman, s'il évoque la solitude que toutes les critiques mettent en avant, est porteur d'espoir par sa construction et sa conclusion. Mais il est avant tout l'histoire de
nos vies.
En effet, tout lecteur peut y retrouver des parcelles de sa propre vie qu'elle soit, dans le roman, réelle ou imaginée : Couple sans enfants dont le mari se consacre à un club de sport de manière trop envahissante par rapport à la vie du couple et dont la femme décide le divorce, femme trompée qui tue son mari, homme qui abandonne sa compagne après dix-huit ans de vie commune sans explications, parent vieillissant assisté par un fils, une fille, femme se mettant en couple avec un homme rejeté par ses parents, hommes et femmes en couple avec enfants faisant face au chômage, à la maladie et se retrouvant en famille chaque année dans une grande « cousinade », femme expatriée venue travailler en France, femme chantant dans une chorale.
D'ailleurs, l'auteur le mentionne elle-même, en parlant de la vie des anciennes camarades de lycée de Jeanne et conclut, page 25 par la phrase : «
Nos vies ont coulé, les leurs et la mienne. ». Ici, le thème principal est la vie de Jeanne.
La vie de Jeanne qui, après « un hiver de sidération » (page 154) malgré les amis de la chorale, est solitaire, refermée sur elle-même : « j'ai tenu et j'ai continué et, pendant des années, j'ai sousvécu, juste au ras… » page 82. Cette vie de Jeanne est symbolisée par
Gordana, revêche à nouer tout contact « On n'attrape pas
Gordana. Rien ne commencera. Rien ne sera ébauché. Point d'idylle subreptice » page 37.
Mais la vie de Jeanne s'ouvre à nouveau avec Jean-Jacques le fils de Mme Jaladis, « elle serait contente de voir l'appartement dans cet état, et de nous savoir accordés, les deux, il rit, il rit volontiers ; accordés me va bien et fait image ; on s'élargit, on s'apprivoise. » page 182. Un espoir dans la vie de Jeanne vers une vie plus belle ?
Et toujours dans cette même page, la page finale, le symbole hivernal, la glaciation s'évapore, disparait : « Elle reviendra pas
Gordana elle a quitté elle est partie. ».
Et là, à nous d'imaginer pourquoi elle est partie, une vie nouvelle pour elle, plus belle peut-être ?
Voilà pour le fonds mais en plus de belles
histoires de vies, ce qui fait la beauté et le charme de cette oeuvre c'est le style Lafon et là, c'est un festival magique et unique de broderie de mots riches et rares (à moi le dictionnaire) et ce dés le début parlant des cuisses de
Gordana : « Elles reposent à plat, moulées dans le jean, posées l'une à côté de l'autre, en immuable oblation. » ; de mots inventés tels moyennâgés ou sousvécu. Cette broderie m'a enchanté, je ne peux m'empêcher de citer cet extrait qui m'a impressionné par sa recherche : « L'homme est dans le temps de l'avant, il est le beau croyant, le fervent silencieux qui rumine ses rogatons merveilleux dans le désert habité des semaines »
Le roman commence par la présentation physique de
Gordana alternant phrase courte, basique : sujet, verbe, complément : « Elle est blonde. » et phrases longues : « Les seins de
Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure…n'ont aucun respect ni aucune éducation. » le tout est formidable dans cette évocation des seins de
Gordana et cette image dessinée de main de maître, finit par nous faire sourire. Ainsi
Marie-Hélène Lafon rompt avec la dureté et le drame de ses précédentes oeuvres avec cet ouvrage en introduisant de la légèreté, de la joie, du sexe. Celà se retrouve tout au long du roman avec des extraits de chanson « Ti amo ti amo ti amo. Quoi que je fasse où que je sois rien ne t'efface je pense à toi. … Je ne résiste pas, çà m'essore un peu, je me souviens vaguement, en pièces et morceaux, en bribes, quoi que je fasse où que je sois » page 33 et plus loin «
Gordana est inexorable. Elle est la déesse au chef jaune qu'implore l'homme sans mots » page 36 ; Horatio Fortunato « Quand il prenait les produits en mains, il avait l'air de les caresser…on aurait dit une cérémonie » page 85 ; grand-mère Lucie : « Il faut que la jeunesse rie, elle soulignait cet adage de son index droit…quand elle me faisait réciter mes conjugaisons, à l'école primaire, elle choisissait toujours des verbes joyeux… ». page 99 Jeanne « ils m'invitent et je passe parfois, ici et là, je reste une soirée ou deux, c'est ma tournée, la tournée des familles. » page 119
Gordana « Aujourd'hui j'ai vu et entendu le rire de
Gordana et elle n'était plus la même personne... » page 149 ; un voisin de Jeanne « L'homme se masturbait, çà durait longtemps… » page 165 ; une cliente du Franprix « et l'apparition a mis le cap sur le rayon des laitages, souveraine, impavide, cinglant au large des armoires réfrigérées, flanquée d'un élégant caddie violet… ».
Mais si elle nous amène plus de gaité,
Marie-Hélène Lafon reste fidèle à son Cantal, il surgit dans le nom de Jeanne. Santoire est le nom d'une rivière cantalienne nous apprends Mme Jaladis, voisine nonagénaire de Jeanne, qui est originaire de St-Amandin dans le Cantal, tout comme Régis qui travaille au Franprix avec qui
Gordana rit dans la rue devant le magasin.
De même pas de dialogues dans ce roman, tout se déroule dans la tête de Jeanne comme se déroulait les pensées de
Joseph et celles de Marie Combes-Santoire dans
les Derniers indiens. Et nous retrouvons des expressions telles que faire face ou faire maison. En parlant de sa vie avec Karim : « Ma vie passait allait passer passerait, et je n'aurais rien construit qui vaille, pas de maisons, et pas de famille, surtout pas de famille. Grand-mère Lucie disait faire maison, et le mot rassemblait, ramassait tout ce qui valait d'être, ce pour quoi on était là, plantés là, nous les humains, les hommes, les femmes. » page 179.
Je ne peux tout détailler mais j'ai adoré ce roman, je l'ai lu, relu et le relirais au long de toutes ces semaines, mois, années de ma vie.