[…] a-t-on pour toujours l’âge auquel on cesse de vivre ?
Anne Frank désirait être lue, pas vénérée. Hannah Arendt qualifiait l’adoration dont elle est l’objet de « sentimentalisme bon marché aux dépens d’une immense catastrophe« »… Elle n’est pas une sainte. Pas un symbole. Son Journal est l’œuvre d’une jeune fille victime d’un génocide, perpétré dans l’indifférence absolue de tous ceux qui savaient.
Je n'ai rien fait, clament les enfants qu'on accuse injustement.
Je n'ai rien fait, savent les adultes qui passent leur chemin.
Il faudrait relire régulièrement son journal pour rester à la hauteur de son adolescence.
Le flou est une espèce en voie de disparition dans un monde où règne l’exigence de transparence. On y vante la limpidité, la clarté d’une intervention médiatique. Savoir résumer son propos en quelques mots est un savoir contemporain, un idéal d’agence immobilière.
Les discours « clairs » sont souvent ceux de communicants, qu’ils soient hommes politiques ou publicitaires. On voit au travers : ils nous vendent quelque chose. Le flou interroge. Il faut y regarder de plus près. C’est une brume de mer qui dissimule le profil d’une falaise. C’est ce trouble d’un amour naissant, qui ne s’appelle pas encore « relation ». C’est une tristesse sans objet qui surgit quand on s’y attendait le moins, au bord du bonheur. Les créatures floues ont pour elles l’espace de la fiction, qui n’aime rien tant que les personnages dont on ne saura jamais tout. Un roman ne peut être transparent, il est tissé de doutes et de solitude, celle de l’écrivain qui lui a consacré son temps. Un roman ne vend pas, il propose.
Relire chaque matin ce qu’on a écrit la veille est semblable à la barre quotidienne d’une danseuse face au miroir : un exercice d’humilité. Votre texte est impitoyable, il vous reflète, il est maladroit, boiteux et désordonné. Mais s’en attrister n’est pas faire preuve de rigueur ; c’est une blessure d’orgueil : on est déçue, on se rêvait plus brillante. Se relire sans complaisance exige peut-être de « se déprendre de soi-même », comme l’ écrit Foucault : le texte est plus important que son autrice.
Elles sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.
Dans ces familles, on conjuguera tout au « plus jamais » : il y a ces pays où plus jamais on ne reviendra – la Pologne, la Russie – des terres de persécutions. Il y a les langues que plus jamais on ne parlera.
L’anorexie est un monologue. Qui dit que quelque chose nous dévore, qu’on brûle du désir de vivre. L’anorexie, je crois, est une promesse de fidélité faite à des absents. L’anorexie est, je crois, la langue que parlent celles qui héritent de récits silencieux.
Les pseudo-preuves de l’inexistence d’Anne Frank ont été démenties par nombre d’historiens, de graphologues et autres spécialistes. Mais je le sais, nous le savons, rien n’y fera. Le propre du conspirationnisme est de voir dans tout argument une confirmation de conspiration. Aucun témoignage, aucune expertise, qu’elle soit scientifique, historique, ne permettra de mettre fin à ces réécritures de l’Histoire.
Ils n’ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question.
« L’histoire des juifs d’Europe centrale, je m’en suis écartée à l’adolescence .
J’ai tourné le dos a l’abime . Je ne voulais pas entendre. Pas savoir.
Leurs cauchemars ne seraient pas les miens »