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Citations sur Quand tu écouteras cette chanson (499)

(Les premières pages du livre)
C’est elle. Une silhouette, à la fenêtre, surgie de l’ombre, une gamine. Elle se penche, la main posée sur la rambarde, attirée sans doute par un bruissement de rires, dans la rue : celui d’un élégant cortège de robes satinées et de costumes gris.
Elle se retourne, semble héler quelqu’un : c’est un mariage, viens, viens voir. Elle insiste, d’un geste de la main, impatiente, elle appelle encore, qu’on la rejoigne, vite. C’est si beau, ce chatoiement d’étoffes, ce lustre des chignons. C’est elle, au deuxième étage d’un immeuble banal, une petite silhouette qui rentre dans l’histoire, au hasard d’un mouvement de caméra.
Elle est vivante, elle trépigne, celle qu’on ne connaît que figée, sur des photos en noir et blanc. Elle a douze ans. Il lui en reste quatre à vivre.
Ce sont les uniques images animées d’Anne Frank. Des images muettes, celles d’un court film amateur tourné en 1941, sans doute par des proches des mariés. Sept secondes de vie, à peine une éclipse.

Comme elle est aimée, cette jeune fille juive qui n’est plus. La seule jeune fille juive à être si follement aimée. Anne Frank, la sœur imaginaire de millions d’enfants qui, si elle avait survécu, aurait l’âge d’une grand-mère ; Anne Frank l’éternelle adolescente, qui aujourd’hui pourrait être ma fille, a-t-on pour toujours l’âge auquel on cesse de vivre.
Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. Une image, celle d’une pâle jeune fille aux cheveux sagement retenus d’une barrette, assise à son petit secrétaire, un stylo à la main. Un symbole, mais de quoi ? De l’adolescence ? De la Shoah ? De l’écriture ?
Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment ? Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ? Celle d’une adolescente enfermée pour ne pas mourir, dont les mots ne tiennent pas en place.
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant.

Anne Frank à laquelle sont dédiés des chansons, des poèmes et des romans, des requiems et des symphonies. Son visage est reproduit sur des timbres, des tasses et des posters, son portrait est tagué sur des murs et gravé sur des médailles. Son nom orne la façade de centaines d’écoles et de bibliothèques, il a été attribué à un astéroïde en 1995. Ses écrits ont été ajoutés au registre de la « Mémoire du monde » de l’Unesco en 2009, aux côtés de la Magna Carta.
Anne Frank qui, à l’été 2021, fait la une des actualités néerlandaises : à Amsterdam, des manifestants anti-pass sanitaire brandissent son portrait, ils scandent : « Liberté, liberté. »
Anne Frank vénérée et piétinée.

Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe.
Je suis venue en éprouver l’espace car on ne peut éprouver le temps. On ne peut pas se représenter la lourdeur des heures, l’épaisseur des semaines. Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ?
Alors, toute la nuit, j’irai d’une pièce à l’autre. J’irai de la chambre de ses parents à la salle de bains, du grenier à la petite salle commune, je compterai les pas dont Anne Frank disposait, si peu de pas.

Comment l’appeler ? Je dis Anne, mais cette fausse intimité me met mal à l’aise. Je ne peux pas dire Anne, quelque chose m’en empêche, qui, au cours de ma nuit, se matérialisera par l’impossibilité d’aller dans sa chambre. Alors je dis Anne Frank, comme on fait l’appel, comme on évoque l’ancienne élève brillante d’un collège fantomatique. Deux syllabes.
La nuit, je me la figurais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank, je me préparais à être au diapason du vide, à le recevoir.
Je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.
En ce mois de mai 2021, Amsterdam, comme Paris, est encore partiellement confinée. L’entretien avec le directeur du Musée, Ronald Leopold, aura lieu par écrans interposés. Cette conversation est déterminante ; lui seul peut m’accorder l’autorisation de passer une nuit dans l’Annexe. Nous discutons de choses et d’autres, une façon de faire connaissance. S’il se réjouit de l’écho que rencontre encore l’histoire d’Anne Frank, le directeur regrette que cette adoration pour la jeune fille fasse de l’ombre à son œuvre, celle d’une autrice prodige.
Certains viennent chaque année, depuis des décennies, se recueillir dans sa chambre. Ils laissent des lettres, des peluches, des chapelets, des bougies. Il n’est pas rare qu’une visiteuse du musée refuse de quitter l’Annexe, persuadée d’être la réincarnation de la jeune fille.
S’identifier à ce point laisse le directeur perplexe. L’appeler par son prénom, comme le font certains de ses collègues, l’embarrasse également.
Bien sûr, travailler journellement au Musée crée une proximité avec elle, mais Anne Frank n’est ni une parente, ni une amie.
À ce propos, il n’a nullement l’intention de me soumettre à un questionnaire, mais Leopold aimerait savoir : que représente la jeune fille pour moi ?
Je fais comme si mon projet était mû par quelque chose de rationnel. J’adopte un ton détaché, je parle de mon travail, des jeunes filles qui sont au cœur de mes romans : toutes se confrontent à l’espace qu’on leur autorise. Toutes, aussi, ont vu leurs propos réinterprétés, réécrits par des adultes.
J’improvise.
Je n’ose lui dire la vérité, craignant que Ronald Leopold me prenne pour une illuminée, obsédée par Anne Frank. Je ne peux lui expliquer que ce projet d’écriture est un désir que je ne comprends pas moi-même, il me poursuit depuis qu’il s’est matérialisé, il y a quelques semaines.
Une nuit d’avril, deux syllabes, que je prononce, peut-être, dans mon sommeil, surgissent de l’enfance. Anne. Frank.
Je n’ai pas pensé à elle les jours précédents, je n’ai rien lu à son sujet. Je me souviens à peine du Journal. Son nom s’impose à la nuit. Anne Frank est l’objet de mon éveil, le sujet que rien ne dissipe les jours suivants. Elle résonne avec quelque chose dont je n’ai pas encore conscience.
Je ne peux pas avouer au directeur que je ne sais pas ce qu’elle est pour moi, mais que je dois écrire ce récit.
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L'écriture est un chemin sans destination, l'écriture a la beauté inquiétante de ce qui ne mène nulle part, et ce pendant des mois, parfois .
C'est un geste apatride que celui d'écrire, une échappée sans ancrage, en terres inconnues.
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L’irrévérence des jeunes filles devrait être l’objet de toutes nos attentions, elle devrait être archivée et transmise. Il faudrait les chérir, ces trop courtes années durant lesquelles les jeunes filles ignorent la prudence, le respect et le remords.
Elles mentent avec métier et sans état d’âme, mangent avec leurs doigts, grimpent sur des toits et, bras dessus bras dessous, elles prennent toute la place sur les trottoirs. Leur seule peur est de nous ressembler. De devenir ces êtres à bout de souffle qui se plaignent qu’elles « ne manquent pas d’air ».
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Les enfants ont tout le temps du monde, alors ils en font bon usage : ils l’oublient.
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Quelques semaines plus tard, elle m’envoie ce mail : « Je pourrais te raconter mille fois l’inhumanité, le cauchemar qu’a été Bergen-Belsen, ça serait inutile. Tu ne parviendrais pas à l’imaginer. Heureusement. »
Ce n’est pas avouer l’impuissance de l’écriture d’avouer qu’on ne peut imaginer, il ne faut pas imaginer, comment prétendre imaginer. Ce verbe-là, « imaginer », n’a pas sa place dans ma nuit. Pourtant, il le faut, même et surtout si on n’y parvient pas. Il faut essayer d’imaginer.
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Si sa courte vie est documentée jusqu'à l'obsession, sa mort l'a ramenée au destin de toutes les autres victimes de la Shoah : Anne Frank n'a pas de sépulture. Son corps repose quelque part dans une fosse commune, comme celui des cinquante mille morts de Bergen-Belsen.
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Certains vont à la rencontre de leur vie, ils s'en saisissent , d'autres se tiennent légèrement de biais: ils l'écrivent.
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Sur le velouté des joues d'Anne Frank, de petits points se baladent, ils dessinent un chemin d'enfance.
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Le passé n'est qu'un instant du temps, il n'existe pas.
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Avant de rentrer dans la nuit de ce mois d’août 2021, je ne sais rien, sauf ceci : les fantômes, au contraire du mythe qui voudrait qu’ils nous hantent sans pitié, se tiennent sages. Ils nous espèrent, ils ont tout leur temps, celui que nous n’avons pas.
Ils attendent qu’on accepte d’être déroutés. Que nos paupières se dessillent et qu’on devine, au travers du temps, leurs ombres patientes. Alors, on pourra faire place à ceux qu’on dit avoir « perdus ». On les retrouve.
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