"Machiavélique et puritain, les deux font la paire : qui veut punir les hommes de leurs plaisirs et de leurs sentiments au nom du bien qu'il croit porter, au nom d'un dieu, se croit autorisé à faire tout le mal possible pour y parvenir. "
Comment parler du lambeau? Par où commencer? J'ai peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas rendre justice à cette oeuvre si juste, si forte. J'ai été tentée d'emprunter les mots d'un autre. Philippe Lançon a vécu une expérience que personne ne peut vraiment imaginer. Sa vie s'est arrêtée ce jour du 7 janvier 2015. La France , le monde entier, a été ébranlé. On est tous devenu Charlie. Un attentat ça laisse des traces, ça marque les esprits. Lui, l'a vécu de l'intérieur. Il était à Charlie Hebdo avec ses collègues et amis ce jour-là. Il nous raconte l'horreur mais son récit ne se limite pas à ça, au contraire. Il commence avant, dans le quotidien, l'insouciance, une soirée entre amis. Il remonte le temps. Un compte à rebours terrible, fractionné, haletant qui nous conduit inexorablement vers son issue fatale et connue de tous. On est suspendu à ses lèvres. le moment attendu et tant redouté arrive. Celui du drame et de l'incompréhension. Un massacre sans nom. Philippe ne nomme jamais les agresseurs. Les corps, "les jambes noires" des terroristes et lui, blessé, qui voit ses amis morts autour de lui. Son visage explosé a fait croire aux terroristes qu'il était mort aussi. Puis Philippe Lançon nous raconte les longs mois à l'hôpital de reconstruction dans un service de stomatologie. Les 17 opérations. Son calvaire. Il est défiguré. Les soignants, les chirurgiens, les brancardiers, les visites, les douleurs, les infections, les rencontres, la protection policière...
"C'est alors, ouvrant les yeux, j'ai vu la grande salle de réveil et sa lumière blafarde, entre jaune et vert, et, les baissant vers le pied de mon lit, au lieu de la rambarde en fer forgé et de la housse de couette, ce drap jaune inconnu sur lequel reposaient deux bras et deux mains bandés, il me fallu quelques secondes pour comprendre qu'il s'agissait des miens, dans ces secondes qui allaient au-delà du lit, tout le reste s'est engouffré, l'attentat et les minutes suivantes, et avec lui les cinquante et un ans d'une existence qui prenait fin ici, dans cette prise de conscience, à cet instant. "
« J'étais devenu ce que Pascal aurait appelé un demi-habile: assez informé pour être un patient impatient et méfiant, pas assez informé pour percevoir la nature des obstacles et la lenteur des résolutions. le peu que je savais accentuait ma solitude. Il arrive toujours un moment où le patient devient son meilleur ennemi. «
Paris, 2015, après l'attentat. Dès le 7 janvier, première opération où interviennent stomatologues et orthopédistes. le bas du visage était « décomposé », la mâchoire « trouée » . Autre constat plus tard : la parole impossible « du fait de la canule non fenêtrée plantée dans le cou ». La greffe de son péroné sur le reste de mâchoire a lieu le 18 février, c'est une greffe pour laquelle ce service de la Salpêtrière est réputé . L'un des deux chirurgiens qui a effectué l'intervention passe le lendemain, il dit : « C'est une belle plaie » alors que, lui, Lançon prend un miroir et découvre « une escalope sanguinolente » à la place du menton. Belle plaie ? « les chirurgiens voient ce que la plaie deviendra pas ce qu'elle est ». Janvier 2017 : Lançon en est à la dix-septième opération. 1
Deux hôpitaux parisiens. Deux havres hors du monde. Deux repaires pour se refaire.
« Les soignants avaient ce privilège : ils répondaient à la destruction par des gestes précis, destinés à réparer… Ces gestes remplaçaient les larmes, le bavardage, la compassion inutile, la pitié dangereuse. «
Il nous parle aussi de poésie, d'art, de littérature et de musées. La montagne magique de Thomas Mann, lettres À Milena de Kafka, A la recherche du temps perdu de Proust, le jazz de Herbie Hancock, les peintures de Velasquez, la musique de Bach, la poésie de Rimbaud et de Baudelaire (extrait in le Lambeau ci-dessous)…
« Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins »
» J'ai substitué à l'ineffaçable de la cicatrice l'effaçable , le raturable de l'écriture « disait Michel Foucault- que Philippe Lançon cite dans le Lambeau.
Mais ce faisant, rajoute Philippe Lançon : « comment faire pour ne pas devenir « vendeur » de cette expérience? Comment ne pas l'utiliser comme un hochet, une marque, un produit d'appel ou un signe de reconnaissance, mais au contraire pour la détacher de moi-même ? La seule solution était non pas de rabâcher cette expérience, mais d'isoler ce qui, en elle, prenait forme, jusqu'à en déposséder celui qui l'avait vécue- ou subie » .
Il s'est mis à nu avec ce témoignage et il ne cherche ni à être vendeur, ni racoleur ni sensationnel. Philippe lançon est journaliste de profession et critique littéraire. Il a éprouvé dans sa chair l'expérience du traumatisme de l'attentat que nous ne connaissons qu'au travers des écrans de télévisions pour la majeure partie d'entre nous. Il aurait pu mettre en scène son expérience mais il n'en est rien. Son texte est authentique, vrai et toujours remarquablement écrit et pensé. Il va à l'essentiel, patiemment, finement. Il nous délivre son vécu à lui par rapport à cette expérience sans jamais feindre, sans jamais cacher ses faiblesses ni ses souffrances. Il se met à nu et se livre complètement. Certains détails vraiment intimes sur sa chirurgie notamment nous sont livrés souvent avec humour vis-à-vis du monde médical et des chirurgiens en particulier (cf. la greffe et ses conséquences).
« La réalité difficile des autres était l'une de ces planètes invivables qu'on aime voir en images, entendre à la radio, lire peut-être, mais où l'on ne pourrait pas respirer une minute. «
Les épreuves qu'il a dû traverser dans sa reconstruction sont inimaginables avant de lire ou d'écouter ce roman (la voix de Podalydès résonne encore en moi comme un double de Philippe Lançon qui m'a accompagnée pour me livrer le plus intime de l'auteur). Même après, on ne peut que les appréhender. On ne les ressent pas. Ses cauchemars, ses ressentis, ses douleurs quotidiennes, ses hallucinations (le bourdon imaginaire), ses terreurs (à l'extérieur), la sensation que sa bouche n'est plus la sienne… Physiquement et émotionnellement il ne sera jamais plus le même. Sa vie a changé à jamais et ce livre nous a éveillés sur cette expérience hors norme qui transforme un individu. Je salue son courage de ne pas avoir prétendu être quelqu'un d'autre, qui aurait traversé ça autrement. J'ai aimé son authenticité, sa force à survivre à autant d'épreuves et à partager tout cela avec nous, ses lecteurs. Merci François Lançon pour ce partage! Et pour ce magnifique témoignage!
" Je l'ai écouté avec soulagement, fier d'être muet. Quand on se tait, on sonne juste. "
Prix femina 2018
Prix spécial du jury Renaudot 2018
Prix du roman-news 2018
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