Elle me faisait d'emblée un peu peur cette "Etoile Brisée" du haut de ses 742 pages et de son très séduisant résumé: c'est que je crains l'ennui des pages qui s'étirent pour ne rien raconter et les déceptions plus encore!
Or, ce que je crains à présent que je l'ai lu, c'est la petite pointe de tristesse qui accompagne toujours la fin de mes grandes lectures, car oui, j'ai adoré "
L'étoile brisée" reçue dans le cadre d'une masse critique privilégiée pour laquelle je remercie chaleureusement Babelio et les éditions Gallimard.
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L'étoile brisée" est un roman historique comme je les aime, qui parvient à équilibrer parfaitement la rigueur historique et l'érudition au souffle romanesque et ses péripéties, le tout grâce à une écriture fluide, précise et élégante et à une intrigue riche et envoutante, intelligente et bien rythmée. Pour son premier roman,
Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d'Histoire de l'Art et spécialiste de la Renaissance, fait fort et c'est un délice.
Cette très belle épopée renaissante s'ouvre en Espagne, en Cantabrie plus précisément, en l'an de grâce 1472, vingt ans avant que
Christophe Colomb ne découvre l'Amérique à laquelle un certain
Amerigo Vespucci donnera son prénom, mais nous n'en sommes pas encore là...
En Castille et en 1472 donc, un massacre antijuif se prépare. La rumeur court, enfle et tous savent très bien comment cela se termine: par du sang, des larmes et du feu... Shimon et Alika décident alors de sauver leurs deux fils en les envoyant sur les routes avec pour viatique un nouveau baptême et, dissimulés dans la doublure de leur manteau, deux triangles de cuivre qui, réunis, formeraient alors l'étoile de David. C'est ainsi que Yehohanan devenu Juan et Yehohakim devenu Joachim quittent les leurs pour ne jamais les retrouver. Ils commencent par cheminer ensemble, avant de se séparer et d'avancer, chacun vers son destin… le premier posera ses maigres bagages en Allemagne après être passé par la France et avoir étudié la médecine. Il deviendra le médecin de
Martin Luther et sera au premières loges de la réforme religieuse instaurée par le prédicateur. Quant au second, il sera navigateur et cartographe, grand voyageur et presque conquistador et deviendra l'ami d'
Amerigo Vespucci (on y revient!). Les deux frères se reverront-ils un jour? C'est l'un de enjeux du roman… mais c'est loin d'être le seul.
En effet, la quatrième de couverture insiste sur les deux frères et le fil de leur existence, laissant à croire qu'ils seront les seuls héros de cette fresque ambitieuse, qu'on ne les quittera pas d'une semelle. Or, ce n'est pas tout à fait exact. Juan et Joachim sont certes des personnages importants de l'intrigue mais ils sont loin d'être les seuls, deux ténors qui donnent de la voix dans ce roman chorale où l'on rencontre également une esclave canarienne devenue une épouse affranchie, un marchand siennois qui fait son apprentissage, une fille d'honneur française éprise de liberté ou encore la famille Vespucci ou
Las Casas...
Les deux frères sont en réalité le point de départ pour raconter, à travers une galerie de personnages complexes, attachants et bien campés, la première Renaissance, période incroyablement riche et fascinante. Courant de 1472 à 1525, "
L'étoile brisée" nous narre les Guerres d'Italie et les Grandes Découvertes, la Réforme et les progrès de la Médecine, les pogroms et l'esclavage, les Arts et la politique avec érudition et talent surtout. L'Histoire se mêle aux destinées individuelles de nos personnages qui tentent de se frayer un chemin dans ces années de tumulte et c'est parfaitement réussi. La fiction se met au service de l'Histoire qui le lui rend bien. Impossible donc de s'ennuyer en se plongeant dans ce roman qu'on lit comme d'autres naviguent ou cavalcadent et qu'on a bien du mal à lâcher tant on s'attache aux personnages, à leurs intrigues, petites et grandes, tant on s'attache à leur époque aussi!
Bien sûr, le roman comme tout roman polyphonique n'échappe pas à cette triste règle qui fait qu'on préfère toujours certains personnages à d'autres et de mon côté, j'ai eu mes favoris (Joaquim, Guido, Doucine...) mais cela ne m'a pas empêchée de me passionner aussi pour les aventures de leurs comparses, bien au contraire. Il faut dire aussi que la narration s'y prête en progressant par ellipses, en taisant volontairement certaines choses pour nous les faire comprendre plus tard. Elle pose ainsi aussi la question du passage du temps, thématique à laquelle je suis toujours sensible. Guido en fait d'ailleurs l'amère expérience et j'ai aimé voir évoluer ce personnage, de l'idéalisme de la jeunesse, époque des "pour toujours" à la sagesse qui blesse un peu quand on se retourne sur son passé. C'était beau!
Voilà donc un parti pris narratif qui ménage le suspense, qui fait naître des frustrations et des interrogations, qui aiguise la curiosité… Je crois d'ailleurs que je n'aurais pas été opposée à quelques chapitres supplémentaires car j'ai eu l'impression parfois que
Nadeije Laneyrie-Dagen ne nous disait pas tout, à dessein. Qui l'eut cru au terme de tant de pages?
Roman d'une époque, fresque romanesque ambitieuse passionnante et maîtrisée, roman chorale riche et complexe, mélange de verve et d'érudition, "
L'étoile brisée" est un magnifique roman, une épopée fleuve à lire... que je relirai sûrement, ne serait-ce que pour renouer avec ses personnages auxquels je me suis définitivement attachée... (mais pas tous, faut pas déconner non plus: Luther n'avait pas l'air d'être très chaleureux... et je ne vous parle pas de ceux qui l'étaient trop!).