Hommage de Simone de Beauvoir à Boris Vian
Jusqu'à l'aube nous avons parlé
Il ne faut pas croire que les relations vont de soi dans le monde en vue et se font et se défont au gré des circonstances, non des clans et des susceptibilités se forment et là plus qu'ailleurs. Ici, c'est par Queneau que je fis la connaissance de Boris Vian : ingénieur de formation. Il écrivait et il jouait de la trompette .. Il donna en mars une "partie"; quand j'arrivai, tout le monde avait déjà beaucoup bu .. Je bus vaillamment moi aussi tout en écoutant des disques venus d'Amérique. Vers deux heures (du matin), Boris me proposa une tasse de café ; nous nous sommes assis dans la cuisine et jusqu'à l'aube nous avons parlé : de son roman, du jazz, de la littérature, de son métier d'ingénieur. Je ne découvrais plus rien d'affecté dans ce long visage lisse et blanc mais une extrême gentillesse et une espèce de candeur têtue ; Vian mettait autant de feu à détester "les affreux" qu'à aimer ce qu'il aimait : il jouait de la trompette bien que son cœur le lui interdisait. ("Si vous continuez, vous serez mort dans dix ans", lui avait dit le médecin.) Nous parlions et l'aube arriva trop vite : j'accordais le plus haut prix , quand il m'était donné de les cueillir, à ces moments fugaces d'amitié éternelle (...)
Je redescends au Pont-Royal, voir Vian qui m'a apporté son roman et un livre américain sur le jazz, on en traduira un morceau. Il parle du jazz avec passion. Il me dit qu'il existe en Amérique de très bonnes pièces radiophoniques, un peu naïves, mais charmantes, comme celle de la petite chenille qui danse au son de Yes, sir, t'is my baby, ou du petit garçon qui cherche dans les astres son chien écrasé par un autobus et dont on s'aperçoit à la dernière minute qu'il a été écrasé lui aussi. Il fera un article là-dessus. Son roman est extrêmement amusant, surtout la conférence de Jean-Paul Sartre, et le meurtre avec l'arrache-cœur. J'aime aussi la recette de Gouffé : " Prenez un andouillon ; écorchez-le malgré ses cris." (.....)
Deux heures d'attente à la légation suisse. Mais elles passent vite parce que je lis l'Ecume des jours de Vian, que j'aime beaucoup, surtout la triste histoire de Chloé qui meurt avec un nénuphar dans le poumon ; il a créé un monde à lui ; c'est rare, et ça m'émeut toujours. Les deux dernières pages sont saisissantes ; le dialogue avec le crucifix, c'est l'équivalent du "Non", dans le Malentendu de Camus, mais c'est plus discret et plus convaincant. Ce qui me frappe, c'est la vérité de ce roman et aussi sa grande tendresse.
La force des choses, Gallimard, 1963
Quand Philippe Boggio dit dans son avant-propos " Boris Vian perdure car il est le romancier des adolescents, ses oeuvres étant inscrites au programme des classes de français. Façon de le minimiser encore, de prétendre sa lecture obligatoire, comme une potion qu'il faut bien avaler, sous la surveillance des profs."
C'est un paradoxe, si les académies le mentionnent dans leurs programmes, il viendrait à l'idée de qui qu'il faille y voir une intention malsaine ou maligne. Et comme si les profs de français ne seraient pas avant tout des amoureux des belles lettres qu'ils aiment à faire partager à leurs élèves et même au delà.
Ce n'est pas parce que nous avons tous des mauvais souvenirs à des degrés divers de l'apprentissage de certains textes de Racine à Montaigne.., - et encore je suis subjectif en les citant - .. que pour autant il faille jeter le bébé avec l'eau du bain. Si ces grands auteurs classiques ont été indigestes pour certains, d'autres ne le furent pas comme, ben il suffit de se plonger dans Lagarde et Michard pour déjà savoir que chacun y a recours régulièrement bien des années après pour redécouvrir les auteurs "imposés" dans les classes. Même si nos choix d'adultes se sont faits plus librement, on ne peut pas conclure sur une confusion entre donner le goût de la lecture et nous forcer à lire des textes qui nous barbent à priori. Je pars même du principe qu'un bon prof de français sait nous amener là où il faut.
J'adore la description que Simone de Beauvoir fait de Boris Vian qui fut présenté à cette dame du monde par Queneau :
Ingénieur de formation, il écrivait et jouait de la trompette.