– Qu’est-ce que tu vas faire ? Appliquer l’article 64 ?
L’article 64 est l’un des rares du code pénal à bénéficier d’une notoriété quasi universelle.
– Je demande une expertise psychiatrique, dis-je. Pour un meurtre, surtout de ce genre, c’est la routine. Ma décision dépendra du rapport. Théoriquement, je suis seul juge, mais dans les faits, je ne puis qu’entériner l’avis des psychiatres.
– Et s’il est déclaré fou, déclare Emilienne sur un ton belliqueux, on l’enferme à l’asile et on n’en parle plus, c’est ça ?
– C’est exactement ça, à moins qu’un jour il ne soit déclaré guéri et libérable. Dans ce cas, il peut évidemment récidiver. On reparle alors de l’article 64, et on demande pour la cent millième fois sa révision.
– C’est dégueulasse, dit Emilienne. C’est vraiment dégueulasse.
J’ai outrepassé mon objectif. Mon intention était de l’intéresser à ce que je fais, pas de la rendre folle de rage.
Emilienne ne sait pas, ne se doute même pas que je connais ses liaisons – que tout le monde les connaît. Elle prend toutes les précautions imaginables, et dans une ville de plus grande importance, ni moi ni personne ne l’aurait sans doute jamais soupçonnée. Cette discrétion, ce souci de sauvegarder les apparences, même s’il est vain, est tout à son honneur. C’est à ce souci que je dois d’avoir une vie supportable. Emilienne me rappelle ce personnage de Maupassant, la femme d’un haut fonctionnaire, d’un préfet peut-être, qui se choisit un amant discret dans la garnison de la ville, et n’en change qu’à l’occasion de sa mutation, prenant son temps et toutes les précautions possibles pour que le nouvel élu soit d’aussi bonne tenue que le précédent.
Je ne comprends pas comment tu peux te satisfaire de ce métier, déclare Emilienne.
Cela fait longtemps qu’une de nos conversations ne s’est pas achevée ainsi. Il faut dire que cela fait longtemps que je n’ai pas mis ma profession sur le tapis. Tant pis pour moi. Je n’ai rien à répondre, car elle a raison. Je ne suis pas satisfait. Je ne le suis jamais. C’est d’ailleurs pour cela que je continue.
– Votre greffière peut noter, dit l’homme en se penchant légèrement en avant. Je déclare que j’ai bien tué ma femme.
J’attends une suite, mais elle ne vient pas. L’homme se rencogne dans son fauteuil, avec sur les lèvres ce qui peut passer pour un léger sourire.
– C’est tout ? dis-je enfin.
– C’est tout, répéte-t-il. C’est tout pour aujourd’hui. La suite au prochain numéro.
Je lui signale que sa déclaration est inscrite au procès-verbal, qu’elle est très grave, qu’elle fait partie des éléments qui peuvent déterminer l’issue du procès. Je lui enjoins d’autre part de ne pas prendre sa situation à la légère. Je me rends soudain compte que je suis très en colère, ce qui ne m’arrive jamais ou presque.
Même dans un ressort modeste, un juge d’instruction ne peut, pas plus que des policiers ou un procureur, se contenter de suivre une affaire à la fois, fut-elle spectaculaire. L’instruction d’un assassinat, même quadruple, ne le décharge nullement de celle des viols, escroqueries diverses, vols, détournements, etc., dont le ministère public lui a attribué les dossiers. C’est peut-être dommageable pour l’enquête majeure, mais c’est inévitable, et cela lui permet, en outre, de se libérer plus aisément l’esprit à la fin de la journée de travail. Une affaire peut vous obséder, pas quinze.
DAME DE PIQUE le 21 Janvier à 20h35 sur France 2 (extrait 3)
d'après les romans d'Alexis Lecaye