Son importance comme artiste n'en est pas diminuée, car c'est quelque chose que d'aider la vérité à se formuler, et Courbet a déblayé les ruines sous lesquelles elle gisait. Il a repris pour son compte le beau métier de la peinture, il a remis en honneur la clarté et la simplicité, il a dessillé les yeux fermés à la lumière, et ce programme du réalisme, auquel les maîtres avant lui s'étaient conformés, il l'a fait servir au large épanouissement de ses œuvres.
Il a annoncé la bonne parole aux hommes, et sous ce rapport, il a été un apôtre convaincu. S'il a eu un tort, ça a été de croire qu'il avait concentré toute la vérité de l'art en lui; il n'a réalisé, en effet, qu'une partie de la vérité, et non pas la plus haute. Une épaisse croûte de limon mure la vie spirituelle chez ses créatures; il les étouffe sous une montagne de chair, les endort dans un engourdissement de bienêtre, et cette matière épaisse ronfle, digère, sans être troublée par la pensée d'une rédemption.
Il est par excellence le peintre d'une création saine jusqu'à l'outrance, et qui se dissout dans le gras-fondu de sa santé même. Ses recherches de grosse animalité satisfont ses appétits de cuisine et de femme, et il peint par tempérament la plantureuse redondance des matrones enflées jusqu'à crever, les grasses chairs moites des filles d'amour, le dépoitraillement étalé des femmes au bain.
Sans doute, tout cela est de la vérité, mais une vérité un peu courte, qui n'a rien à faire avec un temps plus spécialement qu'avec un autre.
Elle n'en paraissait pas moins très extraordinaire alors, et le public regardait ces orgies de débraillé avec stupeur, sans oser s'avouer qu'après tout il avait peut-être dans son lit autant de gorges et de mentons que ceux qui fleurissaient dans les ouvrages du peintre.
Courbet, il faut bien le dire, obéissait à un besoin de frapper fort qui était dans sa nature. Il y avait en lui du casse-cou, à un haut degré. Il aimait les clameurs de la foule, ses cris de surprise, ses colères, et il avait, à sa manière, la haine de la vulgarité. Ses grosses femmes niaises étaient une audace au moyen de laquelle il réagissait contre les fadeurs et les mièvreries. Il était taillé en sanglier et se frayait un chemin à coups de boutoir, dans l'art et dans la vie. On raconte qu'il avait du plaisir à laisser tomber une crudité de paysan sur le ton discret des conversations. Tout l'homme est dans cet esprit d'opposition.
Ce qui a rendu la figure de Courbet si difficile à analyser, c'est en effet sa complexité. Elle est dans la pleine lumière par ses côtés d'art, et, du moins par là, elle se détache avec netteté sur l'ensemble des recherches artistiques de cette époque; mais elle a des côtés humains, et par là elle touche à des problèmes difficiles. Nulle n'a affronté plus audacieusement l'opinion publique ; elle s'est étalée aux curiosités de la rue, avec des complaisances d'athlète déployant l'ampleur de son torse ; elle a ameuté autour d'elle un pullulement de passions et de colères ; elle a remué toute une lie de trivialités, et les gens à vue courte ont pu se dire un instant que ce passant avait monté son tréteau sur la place publique pour des passants comme lui. Puis, tout à coup, cet étrange artiste qui commence par être un aventurier, au milieu de tapages douteux, prend rang à côté des maîtres et il a la gloire de lever le rideau sur un monde de sensations nouvelles.
Il doit être considéré comme un précurseur par la génération qui le suit. C'est lui, en effet, qui a jeté dans le vent la graine d'où sort à cette heure le naturalisme. Ce qu'il avait pris pour une doctrine absolue n'était que le germe d'une doctrine plus humaine et plus haute. On commença par s'attacher à la matérialité des choses avant d'en exprimer l'esprit et le métier prépara la voie à la pensée.
Le naturalisme est le réalisme agrandi de l'étude profonde des milieux et de l'observation nette des caractères.
Vidéo de Camille Lemonnier