Rencontre avec Olivier Rolin autour de Jusqu'à ce que mort s'ensuive paru aux éditions Gallimard.
Olivier Rolin, né en 1947 à Boulogne-Billancourt, est un écrivain français, lauréat notamment du prix Femina en 1994 pour Port-Soudan et du prix France Culture en 2002 pour Tigre en papier. Il a publié entre autres: Circus 1 (Éditions du Seuil, 2011), Bric et broc (Verdier, 2011), Circus 2 (Seuil, 2012), Veracruz (Verdier, 2015), Extérieur monde (Gallimard, 2019) et Vider les lieux (Gallimard, 2022).
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31/01/2024 - Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
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Et sans doute n'étaient-ce pas seulement les rues qui semblaient "puantes et malsaines" à Haussmann, mais aussi leurs noms: une rue hausmannienne, ça porte un nom de Préfet, ou de victoire, ça ne s'appelle pas rue du Grand Hurleur, que fit disparaître le boulevard de Sebastopol, ou rue des Frondeurs, où Vautrin, sous l'apparence de Carlos Herrera, donne rendez-vous à Esther la Torpille au début de Splendeurs et misères... Que les rues ne soient plus un poème mais une proclamation officielle, un ordre du jour, tel était le programme d'Haussmann.
(page 101)
Son domaine, c'était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les tours bourgeonnantes des cumulonimbus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée le sable des plages, les altostratus qui font des voilettes au soleil, toutes les grandes formes à la dérive ourlée de lumière, les géants cotonneux d'où tombent pluie et neige et foudre.
Il me plairait de penser qu'Alexeï Féodossiévitch sentit naître en lui une curiosité pour les météores en regardant rouler les nuages au-dessus de la plaine infinie. Peintres et écrivains ont maintes fois décrit ce paysage de la campagne russe ou ukrainienne. Profondeur vertigineuse de l'espace, vastitude où tout semble immobile, silence que ne trouvent que des cris d'oiseaux (...). Champs de blé ou de seigle, étendues d'herbes bleues piquées de fleurs jaunes d'absinthe, entre lesquels file un chemin creusé d'ornières. Bosquets de bouleaux et de peupliers graciles, les bulbes dorés d'une église brillant au loin, les toits d'un village, parfois l'éclat mince d'une rivière : c'est le paysage (...) de beaucoup de récits de Tchékhov,(...), le paysage de la poésie d'Essénine, de tableaux de Chichkine ou de Lévitan. Parfois, au fond d'une distance immense, la cheminée d'une locomotive rappelle qu'au sein de ce temps apparemment figé quelque chose de neuf est en train de se produire, qui est peut-être le progrès et qui est peut-être aussi une menace.
Je conçus le plan désespéré de me rendre maître d’elle par les livres. Je choisissais les textes que j’allais lui lire avec le soin maniaque d’un magicien préparant un philtre, dosant et composant les effets attendus de crainte, de désir, de gaieté, de surprise, d’imaginations lascives ou terribles, suivant les mouvements que je voyais se faire dans son âme, en fonction aussi des moments du jour où elle m’appelait auprès d’elle, et par exemple je ne lisais pas les mêmes pages, ni ne les lisais de la même façon, selon que l’heure éclatante de la sieste glissait sur son corps allongé, à travers les persiennes, des lames obliques de lumière, tandis que le souffle des ventilateurs gonflait et soulevait légèrement, comme une matière vivante, frémissante, les feuilles dans leur coffret, ou que la fraîcheur de la nuit avait fait monter la brume de la mer et sortir des combles les grandes chauves-souris sacrées des Zapotèques.
LA GIROLLE
Sa couleur va de l'ivoire au safran, passant par les nuances de la coquille d'oeuf, du sein de Japonaisse, de l'isabelle, du soufre, de la jonquille et de la robe de bonze. Elle allume une petite flamme dans l'ombre des sous-bois. On la nomme aussi chanterelle. Les deux vocables, nés sans doute d'une lente germination de spores verbaux dans l'humus forestier, appellent des idées plaisamment féminines et agrestes de chanteuses girondes et de tourterelles, de farandoles où s'épanouissent sous les girandoles les corolles des jupes. Il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants. C'est toute une atmosphère de guinguette à la Renoir qui se lève au prononcé de ses noms. p 65
Son domaine, c'était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les tours bourgeonnantes des cumulonimbus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée le sable des plages, les altostratus qui font des voilettes au soleil, toutes les grandes formes à la dérive ourlées de lumière, les géants cotonneux d'où tombent pluie et neige et foudre.
Sur le toit d'un ascenseur à Krasnoïarsk
Je vais t'offrir toutes les fleurs et tous les champagnes, et aussi tous les fleuves et toutes les campagnes... les arabesques bleues du Brahmapoutre, les deltas arborescents des cours d'eau tropicaux, la dentelle des mangroves pour t'en faire une voilette... les méandres de l'Amazone scintillants au milieu des choux-fleurs géants... les miroirs brisės des rizières pour que tu t'y contemples mille fois, ô jeune pousse, les plages de blé pâle du Saskatchewan... les sillages de café-crème des trains de barges sur le Zaïre... te faire peur avec les crocodiles...
On ne peut regarder sans émotion, sans cette espèce de stupeur que suscitent les lieux terribles, l’écrasante façade grise et ocre soutachée de corniches roses de la Loubianka… je dis « on » mais qui en fait ? Ceux qui ont compté d’une façon ou d’une autre, à un moment de leur vie, l’espérance révolutionnaire et sa mort sinistre. Car, s’il est un lieu qui symbolise ce meurtre de masse de l’idéal, cette substitution monstrueuse de la terreur à l’enthousiasme, des policiers aux camarades, c’est la Loubianka. C’est ici le centre de cette alchimie à rebours qui a transformé l’or en vil plomb. P 64
Son domaine, c’était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les tours bourgeonnantes de cumulonimbus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée le sable des plages, les altostratus qui font des voilettes au soleil, toutes les grandes formes à la dérive ourlées de lumières, les géants cotonneux, d’où tombent pluie, neige et foudre. Ce n’était pas une tête en l’air – du moins je ne crois pas. Rien, dans ce que je sais de lui, ne le désigne comme un fantaisiste. P 11
Et désespérément loin de tout se sent aussi, dans une chambre du quatrième étage du bloc quarante-huit de l'hôpital universitaire de Singapour, M. Chia Chan Khee dont les poumons sont comme des sacs de papier de verre, tapissés de poussière minérale parce qu'il a passé toute sa vie à travailler comme ouvrier dans les carrières. La pierre contre laquelle il s'est épuisé, blessé maintes fois, qui l'enfermait dans son cachot énorme, l'empêchant de voir le jour et les robes des filles dans les rues, et le soleil brillant sur la mer à travers les longs cils des palmes, toutes ces belles choses, la pierre qu'il creusait non pour s'évader, même pas, mais pour vivre, parce que c'était la part de vie qui lui était allouée, maintenant c'est lui qui l'enferme et c'est elle qui le mine, voilà la part de mort qui lui a été donnée. Son existence, songe-t-il, n'aura eu d'autre sens que d'accomplir ce pathétique retournement, creusant / creusé, vivant / mourant.