De
Primo Levi, ce chimiste italien déporté à Auschwitz à 24 ans, en février 1944, tout le monde a entendu parler ou lu
Si c'est un homme, ce témoignage terrible et incontournable sur les camps de la mort. Moins connu du grand public,
La Trève, raconte sous la forme de mémoires à la 1ère personne, le sort des centaines de milliers de rescapés, déplacés si loin de leur pays par la guerre et la Shoah et contraints, après leur libération par l'armée russe en janvier 1945, à errer pendant de longs mois d'un camp de réfugiés à l'autre, en Pologne ou Biélorussie et autres pays de l'est européen.
Cette population hétéroclite, malade, épuisée et affamée doit être prise en charge : une tâche immense qui s'accorde mal avec l'administration très approximative que l'armée russe exerce que ces territoires libérés du joug nazi, car la guerre n'est pas encore finie. À hauteur d'homme,
Primo Levi raconte les camps de transit où sont recueillis ces gens de tous pays, les rencontres qu'il y fait, les personnalités marquantes, la débrouillardise qu'il faut pour s'en tirer dans un monde plongé dans le chaos de la guerre, les situations improbables, ahurissantes ou désopilantes qu'il observe ou affronte, l'humeur partagée entre l'espoir et l'optimisme de la libération et les sombres perspectives d'un exode sans fin dans la steppe russe, sous les auspices d'une bureaucratie soviétique négligente, inefficace ou débordée, les maladies qui frappent les corps affaiblis, dont lui-même, la volonté de survivre envers et contre tout qui permet à chacun d'user de tous les expédients possibles pour se nourrir, s'abriter, se soigner.
L'aspect le plus riche de ces mémoires en est la dimension profondément humaine : dans un monde en ruines où l'ordre social a été bouleversé de fond en comble par la tourmente de la guerre, émergent des êtres qui n'ont d'autre richesse qu'eux-mêmes, leur courage, leur intelligence, leur faculté d'adaptation, l'expérience, voir la sagesse –très relative – qu'ils ont retirée de leurs tribulations dans des sociétés en perte de repères et de cadres : on pense au grec Mordo Nahum, pour qui faire des affaires, licites ou illicites, est un devoir sacré, presque une éthique, à Cesare, le romain du Trastevere, au bagout invincible quand il s'agit de marchander, de vendre ou de troquer, aux docteurs Leonardo et Gottlieb qui sauveront le narrateur de la mort grâce aux remèdes les plus étranges (des médicaments récupérés ici ou là à la vodka frelatée !), aux figures féminines, comme Galia ou Majda membres de l'armée rouge, qui apportent une touche d'humanité supplémentaire dans cet univers d'exilés.
Les situations et les personnages les plus insolites émaillent ce récit et lui confèrent une qualité comique parfois irrésistible, comme cet inspecteur du NKVD, motocycliste passionné, qui visite sur son engin, avec une jambe dans le plâtre, les cuisines du camp et ses immenses marmites autour desquelles il décrit des figures de voltige. Des scènes homériques sont évoquées comme l'assaut des soldats russes aux loges du théâtre à demi en ruines où se sont installées les italiennes célibataires de l'étrange camp de la Maison Rouge, une caserne stalinienne désaffectée à l'architecture incohérente, quelque part en Biélorussie. On pourrait en citer des dizaines d'autres exemples.
Écrit avec une verve et des images suggestives, ce récit à suspense (car on ne sait quand et comment, ni au terme de quels rebondissements, les exilés des plaines russes pourront regagner leur patrie) traduit aussi bien une curiosité attentive aux autres qu'un sens aigu du comique de situation. Empathie, humanisme, foi en l‘avenir, courage et solidarité sont les qualités qui émergent de ce livre et permirent à l'auteur et à ses compagnons de trouver une issue à leur errance, leur vie restant toutefois à jamais assombrie par la tragédie effroyable que leur avait imposée le destin.
Lu en V.O.