On avait quitté
Primo Levi dans l'horreur finale de l'univers concentrationnaire : agglutiné avec de nombreux autres malades dans un baraquement ouvert à tous les vents, Levi avait vu les SS détaler devant l'avancée soviétique, laissant là ces hères squelettiques à la merci de l'hiver. Ainsi prenait fin, sans cérémonie ni happy end, une année dans un camp de la mort. D'ailleurs, hormis la présence allemande, rien n'avait vraiment pris fin : les prisonniers vivaient toujours dans des conditions sanitaires atroces, ils avaient toujours froid et faim, ils mourraient toujours, même si la maladie assumait seule cette charge, délaissée par l'oeuvre inhumaine des chambres à gaz et des fours crématoires. le titre,
La trêve, évoque d'ailleurs très bien cette notion temporaire de l'arrêt des hostilités. Les Allemands reviendront-ils ? Quelle sera la conduite des Russes à l'égard des prisonniers hagards ? Dans ce matin de janvier 1945, alors que les prisonniers du camp de Buna voient les premiers êtres humains depuis un an (des soldats soviétiques), le jour est aussi brumeux que l'avenir.
La trêve narre cette période incertaine du retour souhaité et finalement accordé en Italie. La guerre est finie (d'ailleurs, elle ne se termine qu'en mai) mais la paix du foyer n'est pas encore retrouvée. Les compagnons de
Primo Levi ne sont plus des prisonniers, mais ils ne sont pas encore des hommes libres. Ils vont où les porte la nécessite et où leur enjoint d'aller le commandement soviétique.
La trêve, c'est le retour à l'humanité : retour au foyer, à la famille, au pays, retour aussi à l'humanité profonde de ces hommes qui réapprennent à vivre, eux qui survivaient comme des bêtes. L'expérience concentrationnaire fut avant tout celle de la déshumanisation. A moins d'être comme ce Grec, Mordo Nahum, et de considérer que cette expérience ne fut que la preuve la plus tristement éclatante de l'horreur de l'humanité, cette expérience bouleverse et transforme, si elle ne tue pas. Au retour en Italie,
Primo Levi évoque cette peur qu'il ressent de devoir à nouveau vivre, travailler, aimer, comme si rien ne s'était passé. Faire comme avant, pester contre les mille désagréments que peut offrir la vie, aimer et fonder un foyer, est-ce encore possible ?
La trêve, c'est aussi neuf mois de voyage. A pied, en train, parfois même dans une charrette tractée par un cheval.
La trêve, ce sont les paysages de Pologne (Cracovie, Katowice), d'Ukraine, de Biélorussie, de Roumanie, de Hongrie, d'Autriche, même d'Allemagne, et enfin d'Italie : les plaines infinies d'Ukraine, les marais du Pripet, les villes dévastées (Katowice, Vienne, Munich), les villages perdus et sans noms, les camps de fortune dressés par les Soviétiques pour accueillir ces populations en transit, et ces trains, bénis et maudits, sans toit pour protéger de la pluie, cédant la priorité aux marchandises et aux militaires, se traînant avec lenteur sur les voies ayant survécu aux passages des armées.
Primo Levi reprend, pour
La trêve, le même principe narratif qu'il avait adopté dans
Si c'est un homme. Il s'agit d'une description minutieuse de tout ce qui a fondé, durant ces neuf mois, la vie quotidienne de ces Italiens, Grecs, Français, Hollandais, même Allemands ou Américains. Seulement ici pointe comme une note de nostalgie ; la période ne fut point heureuse (
Primo Levi ne l'écrit pas) mais elle fut une parenthèse temporelle, unique dans la vie d'un homme.
Primo Levi a appris, durant tous ces mois, sur une humanité instinctive, généreuse parfois, encore roublarde, cynique, détestable même (l'inique Rovi). La route de
Primo Levi croise celle de personnages qu'on croirait fictionnels : le Grec (qui, par sa prestance et sa prétendue omniscience, rappelle Alexis Zorba), Cesare, Leonardo, et tant d'autres, depuis les infirmières russes et polonaises en passant par les militaires soviétiques, au comportement lunatique, et par les adolescents perdus, les femmes roumaines qui ne veulent plus quitter leur pays, et le petit Hurbinek, enfant sans parents ni paroles, mort à 3 ans dans le camp qui l'avait vu naître.
La progression vers l'humanité n'est toutefois pas linéaire. Tout comme le voyage, elle s'interrompt parfois ou paraît régresser. Ainsi la nourriture est-elle distribuée parfois avec abondance, parfois avec parcimonie. La débrouille fait alors le reste : achat aux paysans, troc, vol ou arnaque (ainsi l'anneau de laiton vendu pour de l'or à des paysans ukrainiens). Tout manque, mais tout se trouve, à condition d'agir : plus qu'ailleurs, la société de ces ex-prisonniers des camps trouve à chacun une place bien définie : tel est docteur, tel autre pharmacien ou infirmier (ainsi
Primo Levi), tel autre cuisinier ou commerçant. Malgré ce retour aux occupations humaines, il n'en reste pas moins que l'expérience de guerre demeure traumatisante. Celle-ci n'est pourtant pas évoquée en tant que telle, probablement parce que ni
Primo Levi, ni ses compagnons d'infortune, n'eurent l'occasion de le faire : les Russes se montrèrent trop inconstants tandis que les Allemands et les Autrichiens semblèrent abasourdis par la défaite et choqués par les destructions de leurs villes. Ainsi le traumatisme devait-il rester en mémoire, à vie : tout comme le numéro tatoué sur l'avant-bras, comme pour dire que la guerre, ainsi que le disait Mordo Nahum, n'est jamais finie : elle est éternelle.