Darell Standing va mourir. Condamné à la prison à perpétuité pour avoir tué un confrère sur un coup de sang, ce professeur d'agriculture a passé les huit dernières années de sa vie dans un des cachots d'isolement du pénitencier de St Quentin à cause d'une accusation inventée de toutes pièces par un autre prisonnier. Comme si la solitude, la cruauté des gardiens, la malnutrition et les heures atroces passées saucissonné dans une camisole de force ne suffisaient pas, le voici maintenant condamné à mort pour avoir – prétend le gouverneur de l'établissement – frappé un de ses geôliers. Mais Standing ne craint pas la mort. Il ricane des efforts de ces imbéciles qui tentent de lui arracher la vie par la violence, alors que, entre les murs de sa prison et à force de souffrances et de privations, il a découvert le plus grand des secrets : le corps n'est rien, il n'y a pas de mort absolue. L'esprit est la vie, et l'esprit ne saurait mourir.
En effet, pour échapper au martyr de la camisole de force, Standing est parvenu à un exploit hors-du-commun : s'échapper de son propre corps et se projeter dans les souvenirs de ses vies antérieures, toutes celles que son esprit a vécues puis oubliées depuis les premiers temps de la vie sur Terre à sa propre lente agonie dans les geôles de St Quentin. Et Darell Standing se rappelle… Il se rappelle avoir été un enfant pionnier forcé de voir sa famille hachée en pièces sous les coups des indiens. Il se rappelle avoir été un marin échoué sur les rives de la Corée et amoureux d'une belle dame de la cour impériale. Il se rappelle avoir été un duelliste renommé à la cour de Louis XIII. Il se rappelle avoir assisté au procès du Christ, perché sur son cheval de centurion romain et les oreilles remplies des hurlements de la foule en fureur. Il se rappelle avoir été roi, mendiant, guerrier, marchand, voyageur, fermier et meurtrier. Il se rappelle avoir aimé milles femmes différentes et en avoir été aimé en retour.
Et dans aucune de ses innombrables existences, Darell Standing n'a demandé grâce, ni flanché devant l'oppression. Aussi ne flanchera-t-il pas cette fois-ci. Il luttera jusqu'au bout, jusqu'à user ses dernières forces. Et qu'importent la mort et la corde qui l'attendent, puisque – Standing le sait à présent – il renaîtra et aimera à nouveau !
Jack London est décidément un écrivain plein de surprises ! Avec cet étonnant roman fantastique, il surgit encore une fois où on ne l'attend pas, mélangeant tous les genres avec une énergie furieuse : critique sociale, roman carcéral, récit maritime, cape et d'épée, western… Sous la plume d'un écrivain moins talentueux ce récit mosaïque pourrait avoir des allures de fourre-tout bordélique, mais London n'est pas considéré pour rien comme l'un des écrivains les plus brillants du début du XIXe siècle. D'abord surprise par le lyrisme du style et la fantaisie de l'intrigue – plutôt inhabituels chez
Jack London et presque choquants quand on sort à peine, comme moi, de la lecture lapidaire de «
Construire un feu » – je me suis laissée rapidement emporter par ce roman flamboyant, certes un peu décousu par moments, mais si vibrant de générosité, d'imagination et de saine indignation que je ne vois pas comment il pourrait laisser qui-que-ce-soit indifférent.
Reste une question qui – tout plaisir de la lecture mis à part – m'a titillée pendant toute ma lecture : mais qu'est ce qui a pris London d'écrire un roman pareil ? Quoi,
Jack London tentant de démontrer la supériorité de l'esprit sur la matière ?!
Jack London, le matérialiste, le sceptique, l'athée, le socialiste, celui qui clamait dans son désespoir sardonique « quand on est mort, on est mort et c'est pour longtemps » ! Ce serait-il converti au mysticisme sur la fin de sa trop courte vie ? Ce serait, dans un sens, presque un désappointement… Mais non, tous les témoignages semblent montrer que les sombres opinions de London en la matière n'ont jamais changé et il reconnaissait lui-même, presque à regret, ne pas croire un mot de ce qu'il avait écrit.
Alors pourquoi ? Aucun contemporain n'ayant apporté de réelle réponse en la matière et London ayant gardé le silence sur la question, j'avancerai donc la mienne aussi pauvre et insignifiante soit-elle : plutôt que de voir dans «
le Vagabond des étoiles » un plaidoyer en faveur de la spiritualité, je préfère y lire une hymne émouvante au pouvoir de l'imagination, celle qui permet aux hommes de s'échapper des prisons les plus noires pour s'envoler à travers le temps et les étoiles. Et peut-être London l'inflexible incrédule, reconnaissait-il au passage un peu de mérite à la foi et aux religions, car comme il doit être dur, tellement dur, de lutter et de se sacrifier pour le bien d'humanité quand on pense que rien, qu'aucune récompense ne nous attendra une fois l'obscurité tombée…