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3,72

sur 381 notes
Ce roman confirme à quel point j'apprécie les romans d'Emilienne Malfatto.
J'ai découvert cette jeune auteure avec « Que sur toi se lamente le Tigre », un roman pour lequel j'ai eu un coup de coeur.

Cette histoire est fictive, mais elle décrit une réalité de la condition humaine dans certains pays du monde. Alors que le premier roman se situait en Irak, « le colonel ne dort pas » s'inscrit hors du temps, dans un cadre qui n'est pas nommé mais pourrait faire penser à un pays du Moyen-Orient ou d'Amérique du Sud. Cette absence de cadre spatio-temporel se focalise ainsi sur la charge émotive et confère au récit, une portée universelle.

*
Une silhouette fantomatique et grisâtre gagne silencieusement une petite pièce du sous-sol d'un immeuble.

« Il descend les escaliers aux arêtes tranchantes qui mènent au sous-sol et il a l'impression de descendre en lui-même, comme si à chaque marche il pénétrait dans une couche à la fois plus profonde et plus insensible de son esprit, comme s'il se recroquevillait à la manière d'un escargot pour qu'il y ait désormais, entre lui et le monde – entre lui et les hommes qu'il faudra briser aujourd'hui – une carapace. »

Le colonel, le regard froid, impénétrable, implacable,
pénètre à l'intérieur du cercle de lumière,
là où se trouve sa proie.
Et alors, sous le regard distant de son ordonnance,
il commence son travail avec un professionnalisme exemplaire.
Dehors, il pleut.

Son métier ?
Torturer, soutirer des informations.
Il est un spécialiste de l'interrogatoire, un tortionnaire,
un homme méticuleux, expérimenté, talentueux même,
Un homme qui sait faire souffrir et prolonger l'agonie.
Un homme gris, portant un masque de haine, diront certains,
Un homme répugnant qui met mal à l'aise, diront d'autres.

Dans ce monde en guerre, il faut remporter la victoire sur l'ennemi,
Coûte que coûte.
Dénuder ses victimes, violer leur intimité pour extorquer des aveux.
Coûte que coûte.
Alors, il arrache, déchire, écorche, tranche, coupe, taille, broie, dépèce, électrocute.
Amas de chairs déshumanisés.

Mais tant de souffrances ont un prix.

« quand le soleil tombe à l'horizon
cette ombre longue et lourde le long des murs
accrochée à vos pas
ce qu'elle est lourde à traîner
et quand vous vous retournez
vous ne la reconnaissez pas
c'est qu'elle vous montre la part que vous ne voulez
pas voir »

La nuit, dans la solitude de sa chambre,
le colonel ne dort pas.
Il attend que la lumière de l'aube chasse les ombres
pour enfin trouver le repos.

« quand je m'étends au soir
les yeux grands ouverts
c'est bien vous que je vois dans mon obscurité
même si d'autres n'y verraient peut-être
pas grand-chose
c'est qu'ils ne sont pas encore décillés »

Comme Prométhée, condamné à un châtiment éternel,
enchaîné à un rocher sur le mont Causace,
torturé par un Aigle, qui vient chaque jour, lui dévorer le foie,
le colonel subit, chaque nuit, l'assaut des morts,
Hommes-poissons qui crient vengeance et viennent
le tourmenter, le torturer, le martyriser.

Alors, son âme se déchiquète, se fissure,
laissant après chaque combat nocturne,
une entaille supplémentaire.

*
Emilienne Malfatto a une écriture très visuelle, très photographique, d'une force et d'une justesse incroyable.
L'auteure construit admirablement son roman, s'appuyant sur les couleurs, la lumière, les ombres, dans un jeu de miroirs, où, sous le regard de ses victimes, l'homme tortionnaire devient à son tour un homme torturé.
Le récit, entrecoupé de passages en vers libres, est d'une intimité et d'une intensité telles que, malgré la noirceur et l'horreur du sujet, on retient finalement la poésie et la profondeur du récit qui exprime la dualité humaine face aux horreurs de la guerre.

Est-ce en raison de son métier de photographe, mais je trouve également que son texte floute les décors pour accrocher les regards croisés des personnages du récit. Ainsi, pareille écriture laisse entendre une réaction émotionnelle forte.
Le lecteur est plongé dans un monde transitoire, précaire, celui des rêves, des cauchemars, dans lequel le colonel est ni vivant, ni mort. Un monde dans lequel les ombres des suppliciés avancent en silence puis s'abattent de leur masse brumeuse pour réclamer leur dû. On n'est alors, pas très loin de l'ambiance qui rappelle le réalisme magique que j'aime tant.

*
Pour conclure, Emilienne Malfatto fait le récit d'un homme que ses actes tourmentent. Son texte est d'une beauté froide, sombre, viscérale, cathartique, forcément chargée émotionnellement. Mais malgré la violence sous-jacente, le roman ne bascule jamais dans le sordide et le glauque.
Un beau roman ne se mesure pas par le nombre de pages. En voici la preuve, c'est un nouveau coup de coeur en ce qui me concerne. J'espère qu'il en sera de même pour vous.
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Le colonel ne dort pas est un livre aussi glaçant et effroyable que puissant. Émilienne Malfatto fait partie de ces auteurs qui n'ont pas besoin d'en faire des tonnes pour vous envoyer un coup de poing dans le plexus.

Un militaire devenu un « spécialiste », euphémisme pour désigner un professionnel de la torture, ne dort plus, hanté par ses victimes, ceux qu'il a tués, ceux qu'il a torturés.
Les victimes sont peu évoquées, mais les mots font frissonner, horrifient.

Le récit se déroule dans une Ville et un pays qui ne sont jamais nommés. J'ai pourtant eu l'impression de les connaître, réminiscences de choses vues ou lues. Émilienne Malfatto n'a pas besoin de les décrire, ou à peine, pour que mon imagination convoque des images trop réelles.

Toute la puissance d'Un colonel ne dort pas réside dans l'écriture d'Émilienne Malfatto. Elle laisse notre imagination suppléer aux manques de précisions ainsi que les passages en vers libres.

Lien : https://dequoilire.com/le-co..
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« Quand il a tout à fait cessé de dormir il s'est inquiété. Il a pensé qu'il allait mourir. Un homme qui ne dort pas ça ne s'est jamais vu, ça n'existe pas. Et puis il n'est pas mort. »

Le colonel n'est donc pas mort, mais il ne dort plus, laissant son esprit errer au gré de ses obsédantes et récurrentes « araignées de pensées ». En plein coeur de la guerre, alors que la Reconquête attendue ne fait que s'enliser, il est à sa tâche : faire parler ceux d'en face, coûte que coûte, dans les caves sombres et humides où le monde n'a pas prise.

C'est son métier, dans cette guerre comme dans les précédentes. Une illustration de la rigueur militaire : chacun à sa tâche ; mécaniquement ; de manière ordonnée, sans états d'âme… Mais l'âme est espiègle et s'affranchit aisément des consignes, venant, à l'aide de toutes ses victimes passées, tourmenter notre colonel dans son purgatoire infernal.

« Il a bien compris son châtiment, cette peine à perpétuité prononcée par ses martyrs qui lui refusent l'amnésie même provisoire même de quelques heures seulement. »

Continuant comme dans ses deux livres précédents à traiter de la guerre, Émilienne Malfatto aborde dans le colonel ne dort plus, les conséquences de la guerre sur l'équilibre de ceux qui la font et interroge leur perception de responsabilité.

Mettant en scène un général à la dérive, une ordonnance passive et un tortionnaire entre deux mondes, elle dit l'absurdité et l'atrocité de ce qu'il advient quand le combat s'échappe du conflit humain pour ne devenir qu'un métier et une mécanique organisationnelle de destruction.

Un livre certes fort, mais qui m'est cependant apparu moins puissant que l'inoubliable Tigre, et souvent un peu longuet malgré son faible nombre de pages. Un rendez-vous un peu manqué sur un sujet qui me passionne pourtant, mais une langue dont les envolées continuent heureusement de m'enchanter.
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Vous êtes vous déjà posé la question de savoir ce qui faisait que vous vous soumettiez à une autorité quelle qu'elle soit ?
On se pose en général cette question pour ce qui est des criminels de guerre (j'ai toujours eu du mal avec cette expression, comme si tuer en temps de guerre n'était pas un crime à moins d'être un tortionnaire). On se pose cette question à propos de tous les hommes (toutes guerres confondues) qui n'ont que comme mauvaise excuse d'avoir obéi à un ordre.
C'est la question que ne semble pas se poser le colonel, celui qui ne dort pas, celui qui hante les pages du roman d'Emilienne Malfatto.
C'est en fait la question que ne se pose pas la majorité des gens, jamais, et c'est ce qui permet aux pires horreurs d'arriver.
Si le colonel ne dort pas, ce n'est pas parce qu'il se fait des noeuds au cerveau, ni qu'il culpabilise (ou si peu) à force de torturer des hommes. le colonel ne dort pas car ses si nombreuses victimes lui rappellent ses actes, faits en pleine conscience, à chaque fois que ses paupières se baissent.
Le colonel sait… mais il fait… encore… toujours. Parce qu'on lui demande de faire.
Et puis il y a les témoins, ceux qui ont le cul entre deux chaises. On voit, on sait mais on ne participe pas… mais on laisse faire, au mieux on regarde ailleurs, c'est pas nous, et puis c'était les ordres. Encore l'obéissance, la hiérarchie, l'autorité… la bêtise jusqu'à la monstruosité.
En résumé on peut dire que c'est une histoire de morts vivant et de vivants morts...

A chacun son ressenti, et si certains ont trouvé ce « colonel qui ne dort pas » pas assez fouillé, trop court, auraient aimé plus d'humanité, plus de culpabilité, plus de psychologie, plus de détails « croustillants », plus de ci ou plus de ça, j'ai pour ma part été encore une fois embarqué par l'écriture de cette femme, par le fond, par la forme, par le format.
Tout le monde a raison en fait dans ses billets puisque chaque ressenti est propre donc juste. Nous lisons bien les mêmes mots mais pas forcément en traversant le même sujet.
Je crois qu'ici, et tant pis si certains pensent que je fais une fixette, le sujet de fond est le rapport à l'autorité dans ce qu'il a de plus terrible. Voyage dans les bas fonds de l'âme humaine.
C'est court, c'est fort, j'ai adoré (toujours compliqué de dire ça quand le sujet d'un bouquin est dur mais vous comprenez l'idée).

L'expérience de Milgram a démontré il y a déjà plus de soixante ans que la grande majorité des gens était prêts à tout, prêts même à torturer si une blouse blanche lui ordonnait (je ne reviendrai pas sur une autre expérience qui dure depuis bientôt trois ans où les blouses blanches ont perdue leurs âmes et les… insomniaques se sont multipliés ).
Qu'aurions nous fait si… ?
Que ferions nous si… ?
Combien de « colonel » parmi nous ?
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Emilienne Malfatto, journaliste et photographe indépendante qui a travaillé principalement en Irak, lauréate du prestigieux prix Albert Londres l'an passé, est également une romancière et avait reçu il ya deux ans le Prix Goncourt du premier roman pour "Que sur toi se lamente le tigre " , huis clos saisissant dans une maison irakienne.

Pour cette rentrée littéraire 2022 , elle revient avec un roman épatant, comme une plongée poétique dans les pensées d'un soldat ayant de grandes responsabilités et dans les conséquences psychologiques de la guerre sur les combattants.

Le colonel ne dort pas est un texte assez vertigineux, empreint d'un impressionnisme étonnant, qui emprunte dans sa thématique- ce que la guerre fait aux hommes, et même dans sa narration quelque chose du Désert des Tartares du romancier italien Dino Buzzati.

Un texte court qui saisit par sa poésie et sa noirceur et qui dit tout ou presque de la complexité des hommes.
Un roman métaphorique et fracassant sur la guerre et la dualité humaine, à ne pas manquer en cette rentrée littéraire..
Lien : http://www.baz-art.org/archi..
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Court livre.... Une histoire non datée, non localisée.... En règle générale je ne suis pas fan. Là au contraire ça marche bien.
Un personnage central : le colonel, qui a en charge le recueil des informations fournies par les ennemis (= la torture). Deux personnages à côté : le général et l'ordonnance. Et en alternance, les morts, ceux qui empêchent le colonel de dormir, ceux qui ont été torturés par le colonel, ceux qui ont été tués par celui-ci.... Ces pages sont en vers libres. Etonnamment ça apporte une certaine douceur surprenante à l'ensemble. "surprenante" car on parle bien de douleur, de mort suppliciée, de remords...
J'ai aimé ce récit, mais il m'a manqué peut-être un peu plus de profondeur. Justement les deux personnages aux côtés du colonel (le général et l'ordonnance) sont à peine ébauchés, ils m'auraient aussi intéressée en tant que donneur d'ordre et témoin.
Je n'ai pas eu le sentiment de "trop court" pour l'autre livre de l'auteure que j'ai lu, "Que sur toi se lamente le Tigre". Là si.
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Est-il possible d'écrire un récit poétique en racontant les états d'âme d'un tortionnaire non repenti ?
Apparemment oui, si on s'appelle Émilienne Malfatto.
Comment dire, sans choquer, qu'on a apprécié un roman tel que celui-là ?
Je vais essayer.

Le Colonel a perdu le sommeil petit à petit, quand ses victimes ont commencé à le hanter, à « torturer »  son âme , plutôt le filament d'âme qui lui reste. Il s'adonne à l'introspection, accueille ses insomnies peuplées des souvenirs des personnes torturées qu'il surnomme des « choses  (des hommes-chiens écorchés) », tellement il a froidement coupé, taillé, sectionné :

« c'est un peu comme
Une forme de torture très lente
Et très raffinée
Le tortionnaire torturé
De sa propre main
Le persécuteur persécuté »

Un portrait monochrome, gris, d'un maître ès tortures qui n'a jamais remis en question les ordres de la hiérarchie : la guerre, c'est la guerre, tous les moyens sont bons pour faire parler même ceux qui n'ont rien à dire, c'est à ce juste prix qu'on vainc l'ennemi. Tuer ou être tué…Et c'est tout un art, de faire souffrir sans laisser mourir, de connaître et ne pas dépasser le point de non retour, celui des « yeux de l'hallali ».

Les poésies introspectives qui entrecoupent les chapitres sont à couper le souffle, je n'en reviens toujours pas qu'une écriture au contenu oppressant, glaçant, puisse être emplie de poésie mais pas d'empathie. Quelle justesse ! Quel coup de maître !

« Qu'est-ce que vous croyez
J'aurais aimé moi aussi
Aimé
Être heureux
Avoir la sensation de vivre
Et non de traverser l'existence comme
Un champ de ruines
Des ruines j'en ai trop vu trop
Provoqué
Si bien que mon âme s'est mise à leur
Ressembler
Vous me direz cela vous est égal
Mon malheur je l'ai cherché
Et il n'est écrit nulle part que les victimes
Doivent avoir
De la sympathie

Pour leur bourreau

J'ai depuis longtemps perdu toute
Prétention
À la sympathie
À l'amitié à
L'amour
À la pitié »

Un court roman bluffant que je suis contente d'avoir lu après des mois d'hésitation, et j'en remercie Jean-Luc, @JLBlecteur : sans ses explications dans des fils de discussion et sa chronique, je serais passée à côté.
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Jeune prodige, Émilienne Malfatto est à la fois photographe, journaliste et autrice. En 2020, avec sa novella Que sur toi se lamente le Tigre, elle décroche le prix Goncourt du premier roman puis récidive avec Les serpents viendront pour toi l'année suivante qui est récompensé par le prix Albert-Londres.
Poursuivant sur sa lancée, Émilienne débarque aujourd'hui aux éditions du Sous-Sol avec une novella sous influence Buzzatienne : le colonel ne dort pas. Que nous réserve l'autrice française pour ce nouveau voyage en terres inconnues ?

« C'est un spécialiste. »
Voilà qui arrive par un matin froid et pluvieux au centre de commandement de la Ville. Un spécialiste au grade de colonel. Un spécialiste, oui.
Mais de quoi ?
Alors que la Reconquête se poursuit, un général anonyme reçoit un colonel grisâtre accompagné de son ordonnance. Dans le Palais, le silence.
Nous sommes dans un pays inconnu, qui pourrait être l'Irak (où Emilienne Malfatto a couvert la révolution en tant que photo-reporter) ou partout ailleurs, dans un des nombreux pays en guerre à travers le globe.
Le colonel ne dort pas est un récit-fable, une histoire universelle qui peut s'appliquer à tous et qui en arbore les contours mouvants.
Au Palais, le général qui devient fou joue une partie d'échecs solitaire avec un Ennemi qu'il ne voit pas, enlisé dans une guerre qu'il ne fait plus, déléguant à un subalterne zélé les nouvelles du front qui ne le concerne plus. L'aide inattendue du colonel est pour lui à double-tranchant, car le « spécialiste » est maussade, son visage flou et ses habits gris semblent contagieux.
Envoyé dans le quartier des tanneurs, quelque part dans cette Ville sans nom détruit par la guerre, le colonel exerce son art en sous-sol. Dans le cercle de lumière, sous le regard de son ordonnance qui garde quelques reflets rosés aux joues, le colonel travaille. Il coupe, tranche, sectionne.
C'est un « spécialiste », on l'a dit. Un spécialiste de « l'art qui consiste à ne pas faire mourir trop tôt ». Et les hommes qui passent entre ses mains deviennent de choses déshumanisées, il le faut.

C'est ce trio de personnages qui forme le squelette de la courte novella (110 pages à peine) d'Émilienne Malfatto. Dans ce récit, tout est gris, comme un message sur ce que fait la guerre aux hommes et au monde, délavant la chair et les maisons avec la même impassibilité. le colonel ne dort pas se fait elliptique et flou, pour mieux piéger le lecteur dans l'horreur d'un conflit qui n'a pas de nom, dans une Ville qui a perdu le sien et hanté par des personnages qui ne peuvent plus être nommé.
Au centre, le fameux colonel, notre « spécialiste », un tortionnaire qui, à force de sévices, se fait poursuivre par des fantômes. Il devient martyr, à la fois bourreau et victime, privé de sommeil comme de couleurs.
Émilienne Malfatto parvient à saisir toute la noirceur de la situation mais en tire étrangement une poésie singulière déclamée par le colonel à la première personne. C'est la souffrance du soldat qui s'étale, les tourments du Diable qui ne veut plus de l'Enfer et des âmes torturées dont il est géôlier.
Dans le colonel ne dort pas, on est frappé par la description en niveaux de gris réhaussé par des éclats de couleurs presque déplacés, on est médusé par la beauté de la plume qui capture tout pour montrer l'absurde et la fuite des hommes, l'abdication de la vie et de la raison. D'hommes-poissons en hommes-choses, l'être humain devient une créature presque surnaturelle, pour éviter de penser, justement, qu'on vient de tuer, de torturer, de mutiler.
Ici, il n'y a plus de coupable, puisque le sens a disparu. Tout prend l'eau, tout tombe en ruines. Et le sommeil, fonction basique de l'homme, devient le Graal rédempteur de notre narrateur qui n'a plus rien d'autre à espérer.
Dans un Palais vide, les gouttes tombent, le général se terre, l'ordonnance devient témoin et le colonel, lui, cherche encore le sommeil.

Roman ou novella peu importe, le colonel ne dort pas saisit par sa poésie et sa noirceur. Universel, le récit d'Émilienne Malfatto dit ce qu'il se passe quand la guerre nous ôte nos couleurs humaines, attendant dans un Palais de marbre ou près d'un cercle de lumière dissimulé au sous-sol. Et que sur toi, lecteur, se lamente les bourreaux devenus victimes.
Lien : https://justaword.fr/le-colo..
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Les démons poursuivent aussi les bourreaux
Epatante Emilienne Malfatto, à la fois photographe, journaliste et autrice ici de son troisième roman. le Prix Goncourt du premier roman pour « Que sur toi se lamente le Tigre », je ne l'ai pas lu (toujours cette fichue réticence à la lecture des premiers romans qu'il va falloir que j'outre passe).
Ce court roman de 110 pages (ou plutôt cette nouvelle) est d'une force et d'un réalisme qu'Emilienne Malfatto a dû « couver » lors de la période où elle a été reporter de guerre. En tout cas l'autrice donne le sentiment d'avoir approché le psychisme de combattants qui étaient sous les ordres de tyrans et dictateurs, mais qui n'en menaient pas large.
Le pays en guerre n'est pas cité ; possiblement l'Irak, car l'autrice y avait séjourné pour des photo-reportages. L'histoire pourrait être une fable tant elle est interchangeable quant au lieu, aux personnages, aux comportements humains. Une fable pour décrire ce qu'une guerre peut faire aux hommes, fait au monde. le conflit y est horrible, comme dans toutes les guerres d'ailleurs.
Trois personnages : le général planqué dans sa tanière jouant à longueur de journée dans son palais de marbre, le colonel - dit le spécialiste - qui lui est affecté et dont le problème essentiel est de dormir et d'évacuer les méfaits perpétrés dans la journée, et puis l'ordonnance qui observe le stratagème.
Ici les bourreaux deviennent victimes. Et Emilienne Malfatto le rend crédible. Disons qu'à travers l'écriture aux accents poétiques, elle réussi à nous faire entrer dans la noirceur des nuits de non sommeil du colonel.
Une citation :
« Ô vous tous,
puisqu'il faut que je m'adresse à vous
Que je ne peux plus vous ignorer
Que je ne peux plus vous ignorer
Puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs de mes nuits
Puisque vos ombres et vos cris
Résonnent dans mes ténèbres
Puisque les Hommes-poisson
Ont pris possession de mes rêves
Vous tous je m'adresse à vous
Mes victimes mes bourreaux
Je vous ai tués tous
Chacun de vous il y a dix ans ou
Dis jours
Ou ce matin
… 
Et le colonel coupe taille, sectionne dEs heures durant »
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Si je mets deux commentaires de 5 étoiles est-ce que cela compte pour 10 ??
Mais comment commenter un tel coup de coeur XXXL ?
Je me lance…
 
Une ville bombardée,
un champs de bataille dévasté.
 
Tout est gris, gris-souris
mais rien ni personne ne sourit.
 
Tout est gris, gris-perle
mais céans rien ne perle
seul le néant déferle.
 
Tour est gris, gris anthracite
quand entre ici le colonel gris
dans l'antre tactique du général
qu'il gène et râle
mais l'enrôle, pâle,
en tacite aval.
 
Tout est silence.
un silence lourd, massif, atonal
comme massif est le lourd général
qui souffle, renifle et avale
les reliefs de ses fosses nasales.
 
Tout est silence
face au colonel gris
Il induit le silence.
Il enduit de silence,
un silence de mort !
 
Du gris, du silence
et l'odeur acre de la mort.
 
Enki Bilal est convoqué ici dans l'entrée en matière visqueuse de ce roman oppressant qui nous enfonce dans les tréfonds d'une anonyme nation totalitaire qui vient de déboulonner son dictateur.
Aucune couleur, un gris poisseux.
 
L'heure est pourtant à la reconquête mais par la curée.
 
Alors, le colonel couleur de cendre
en ses quartiers saura descendre,
obscur caveau où lames et lanières
tranchent et lacèrent
dans un cercle de lumière.
 
Le colonel gris
de ses actes, aigri
jamais ne dégrise.
 
Accourent écorchés vifs
fantômes des nuits de crises.
 
A ses mains requises
travaillées aux canifs
chairs et peaux sont soumises
à sa funeste maitrise
de l'art honni, sans convoitise,
prodiguer l'ultime supplice,
délice surgi de jadis :
 
LA TORTURE !
LA TORDURE
ORDURE !!!
 
Sur l'écran noir de ses nuit grises
Il se projette le cinéma
de ses si nombreuses prises
de guerre menées de vice
à trépas.
 
Car son âme aussi est grise
qui jamais ne déplisse
ses lourdes paupières grises
ou nuitamment glissent,
défilent et s'enlisent
les charognes qui pourrissent
et pour toujours domicile élisent .
 
Il a fondu au gris.
Il s'est décoloré
déshumanisé
mis hors la réalité
pour officier
sans sourciller
 
Mais quelle gifle monumentale,
j'en ai encore la joue marquée
et la nuque douloureuse
d'avoir sous ce coup ployé.
 
Un style à nul autre pareil qu'on lit dans l'urgence, en apnée, le souffle coupé, à la recherche d'oxygène (car la ou il y a de l'oxygène, il y a du plaisir).
On descend les phrases comme on prendrait un escalier abrupt pour échapper à un péril qui ne peut que nous fondre dessus.
 
On cherche l'oxygène !
 
On veut retrouver l'humanité qui a  déserté l'âme de ce militaire que la conscience torture d'avoir torturé tant de suppliciés.
 
On lit en courant, en dévalant, en zigzaguant pourtant on est saisi par la beauté de ce très court texte, poétique même dans l'horreur.
 
On pense à tous ces endroits où la guerre fait rage, à ces hommes, très jeunes souvent, qui sont précipités dans la machine à broyer les corps et les âmes.
 
On pense à tous ceux qui en sont revenus, nos grands-pères, nos pères, les yeux horrifiés par les images auxquelles, innocents, ils ont été exposés, souvent vierges de pensées belliqueuses.
Virginité perdue, à jamais déchirée.
 
On se demande ce que l'on aurait fait (ou ferait) de notre vie, propulsé à notre tour dans un tel chaudron ou bouillonne le magma de l'humanité déshumanisée.
 
Pourtant là, on comprend.
On comprend cet homme, ce colonel qui ne dort pas.
On n'adhère pas, heureusement, mais on comprend.
 
On le suit dans ce parcours hallucinant qui est son calvaire d'avoir à faire subir le calvaire.
Un parcours hypnotique qu'il vit halluciné, dont il rêve d'être libéré, de se défaire, par une mort salvatrice qu'il ne veut cependant pas provoquer.
 
Car c'est son destin,
son enfer sur terre,
sa vie !
 
Il en a été décidé ainsi !
on lui en a intimé l'ordre,
c'était écrit,
en lettre de sang mais écrit.
 
On en rejoint presque le religieux, c'est sa mission, diabolique, mais sa mission !
 
Car ce salaud est un homme !
Cette ordure est un homme !
Il a un autre logiciel mais c'est un homme !
 
Comment vit-on l'obligation de faire ce qui nous révulse ?
Quelle quiétude peut-on trouvé après avoir eu à pratiquer de telles horreurs.

Un roman inclassable à la lecture fulgurante que l'on fait à voix haute pour en extraire la quintessence et mettre le recul nécessaire pour ne pas y être également englouti.

Énorme coup de coeur !
 
Il se délite, le colonel gris.
Il se mue en un gigantesque trou gris qui tout attire, tout absorbe, tout engloutit.
 
Il se délite en une absurde folie qui tout phagocyte.
il arrose le monde d'une grise cataracte qui tout ensevelit comme l'horreur de ses actes ensevelit sa grise conscience…mais l'oeil gris était dans la tombe et regardait…le colonel gris.
 

PS: Merci infiniment à toi, Chrystèle, d'avoir attiré mon attention sur cet ouvrage magnifique qui, sans ton billet, aurait totalement échappé à mon rat d'art.
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