En 1912
Thomas Mann rejoint sa femme Katia souffrant d'une maladie pulmonaire au sanatorium de Davos. Il écrira
La Montagne magique à partir de leurs observations communes.
Thomas Mann va devoir prolonger son séjour tout comme Hans Castorp, le jeune homme du livre qui se substitue à l'auteur dans cet épais volume largement autobiographique. L'écriture de ce roman lui prendra 12 ans. Publié en 1924, le prix Nobel lui est attribué en 1929. Les thèmes, 110 ans plus tard restent d'actualité : une période d'incertitude mondiale (économique et climatique de nos jours), une maladie qui sème la mort (pas le coronavirus mais la redoutable tuberculose alors qu'il faudra attendre les années 1940 pour disposer de traitements antibiotiques).
Le livre comporte sept grands chapitres. Les débats d'idées entre les personnages reflètent l'indécision de
Thomas Mann d'abord acquis aux idées impériales, évoluant vers des idées libérales. C'est passionnant de faire la liste des éléments qui concourent à faire de ce livre un vrai chef-d'oeuvre de littérature : une période charnière avec la guerre qui va bientôt éclater et devenir mondiale, recomposant l'Europe et par là le monde entier ; la personnalité de l'auteur, issu de la grande bourgeoisie par son père, avec une mère d'origine latine portée sur les arts ; le talent évident, impressionnant, de
Thomas Mann, écrivain hors pair féru de philosophie, passionné de musique. Je pense avoir beaucoup de chance de découvrir cette oeuvre dans une nouvelle traduction dont il a été dit qu'elle constitue un nouveau souffle, un réenchantement du texte (Le Monde). La seule auparavant était due à
Maurice Betz réalisée semble-t-il dans l'urgence en 1931. Oui, c'est bien une montagne, un Everest de la littérature et surtout ne pas avoir peur comme moi au départ du pavé, ouvert bien longtemps après l'achat... J'ai tourné quelques pages et ensuite je n'avais qu'une hâte, celle de poursuivre ma lecture jusqu'à la postface donnant de précieuses indications pour mieux comprendre ce roman d'ambition encyclopédique et philosophique.
Quelques mots sur l'histoire à laquelle viendra se fondre de multiples développements. Tout commence par la visite de Hans Castorp à son cousin Joachim au luxueux sanatorium de Berghof, près de Davos en Suisse. Il compte en profiter pour se reposer avant d'entrer dans la vie active après ses études d'ingénieur. Destiné à une carrière scientifique tout en étant d'un caractère distrait, rêveur, nonchalant, il va trouver « en haut », comme est désigné ce lieu particulier, en dehors de la société, dite « de la plaine », un endroit romanesque qui va l'étonner, l'amuser et finalement le retenir bien plus longtemps que les trois semaines prévues au départ. Ces premières semaines de Hans Castorp vont quand même occuper trois cents pages, soit une petite centaine par semaine... Et je ne me suis jamais impatienté. le jeune homme trouve là un lieu privilégié pour étancher sa soif de connaissance, lui qui n'est fixé sur rien, lui le « naïf et fragile enfant de la vie », comme le nomme le directeur du sanatorium, le fameux et truculent docteur Behrens.
Le roman connaît un brusque emballement quand Hans, sous l'effet de l'alcool et de la désinhibition due à son installation durable « en-haut », aborde Clavdia, cette Mme Chauchat de « la bonne table russe », pour lui demander un crayon (tout comme il avait fait avec ce camarade de classe Pribislav dont il retrouve les yeux kirghizes et l'attirance chez Clavdia...). S'en suit un long dialogue en français avant qu'elle ne lui annonce son départ le lendemain. Mais le temps a perdu de sa consistance, la riche clientèle de cet établissement de luxe revient régulièrement en cure, sauf si le destin en juge autrement et ce n'est rien de dire que la mort est banale « en haut ». L'histoire d'amour, passionnée, romantique et impossible, va connaître une suite. Elle est un fil de trame tout au long du récit, bienvenu, permettant d'alléger l'ensemble.
La deuxième moitié du roman est plus philosophique. Les personnages importants deviennent bavards et échangent des arguments souvent tortueux.
Thomas Mann sait manier l'humour et l'ironie ! Difficile parfois de comprendre les méandres de raisonnements mélangeant religion, croyances anciennes, mythologies diverses... Place à Settembrini, libre penseur, influencé par les Lumières, franc-maçon et beau parleur, à Naphta, jésuite obscurantiste à la rhétorique redoutable et enfin à l'excentrique Mynheer Peeperkorn ayant du mal à finir ses phrases (mais d'un charisme certain, une sorte de Bacchus ou
Balzac...).
Thomas Mann tient le récit, il est dieu ou sorcier éteignant ou allumant la lumière, distillant le récit à sa convenance. Maitre du verbe il fait apparaître ou disparaître tel ou tel personnage, tel ou tel thème, freinant le récit ou l'accélérant subitement. Je comprends maintenant pourquoi on l'a surnommé le magicien et qu'il prenne autant de plaisir à décrire une scène de spiritisme.
Hans va trouver sa place au sanatorium de Berghof, au point de ne plus vouloir revenir « en-bas ». le restaurant devient un lieu familier où tout le monde se rassemble quatre à cinq fois par jour et s'observe sans le montrer. Les places sont immuables et désignées selon ses occupants (Ah, l'arrivée de Clavdia, en retard et qui claque la porte à chaque fois...). Commence alors pour lui une éducation tout à fait nouvelle basée sur l'observation de la nature, la science, l'expérimentation, l'art de la réflexion, la musique... Ce personnage principal est comparé dans la postface au Candide de
Voltaire, ce qui dit quelque chose sur l'importance du texte.
Thomas Mann n'hésite pas à présenter les différentes séquences et avertit le lecteur sous forme de longs développements sur la notion de temps. Il y revient régulièrement avant de passer la narration à Hans.
« On assistait à tout cela : l'espace était aboli, le temps repoussé, le "là-bas" et l' "autrefois" transformés en "ici-et-maintenant" dont les simulacres filaient au gré de la musique. »
Le haut, c'est la position de l'écrivain qui a tout loisir d'observer une société concentrée sur la mort très présente et sur la vie dont il faut profiter. Les freins sont mis peu à peu de côté par Hans Castorp qui, très effacé derrière son cousin au départ, va vite prendre l'ascendant. le sanatorium est l'endroit idéal pour philosopher sur la liberté, la mort, les plaisirs de la vie, les sciences, le temps ! Hans y trouve finalement son compte, l'avenir qui lui était tracé en bas, dans la plaine, dans la vie active selon la formule actuelle, avec ses normes, ne lui convenait pas. C'est toute la trajectoire de
Thomas Mann qui est décrite dans cette Montagne magique. Formidable oeuvre s'adossant au classicisme allemand avec tous ses artistes, dieux sur l'Olympe des arts en passe d'être engloutis par deux terribles guerres. L'auteur développe les formidables conflits d'idées sans se prononcer nettement. L'enfer promis par Naphta et les forces du mal vont-elles balayer les forces de vie ? La première guerre mondiale et ses terribles conséquences arrivent alors, la réalité se rappelle à Hans et met fin à ses explorations d'artiste retranché dans les sommets.
La Montagne magique m'a fasciné. Avant d'atteindre le sommet on a parcouru le classicisme avec sa lutte entre le païen et le religieux et le romantisme. Après avoir passé ce sommet, se joue le saut dans l'inconnu d'un monde remanié par les guerres mondiales et la technologie. le thème du temps est primordial, c'est l'homme dans toute sa longue histoire qui est radiographié ici, l'extérieur avec une observation quasi psychanalytique et l'intérieur, puisque la technique permet depuis peu de voir les organes sans ouvrir le corps humain, sans le détruire, chose impensable depuis l'arrivée de l'homme il y a plusieurs millions d'années. Incroyable procédé littéraire : les amants, Hans et Clavdia, malades tous les deux, s'échangent leur portrait intérieur !!!, des petites plaques de verre où se dessinent en clair-obscur, leurs organes vitaux dans leur fragilité extrême... leurs radiographies pulmonaires ! le fragile enfant de la vie n'est-ce pas l'homme soumis à tous les beaux parleurs, tous les possibles et à son corps dont les organes peuvent à tout moment lui dire stop. Et pourtant comme le conseil Settembrini, mieux vaut lire le journal car la réalité extérieure s'impose en fin de compte. Avis au lecteur ! D'ailleurs
Thomas Mann ne se privera pas d'intervenir quand le nazisme voudra le faire taire et le contraindra à l'exil...
J'ai envie de rapporter les propos de l'auteur, affirmant en 1925, peu après la parution de
la Montagne magique : « Si j'ai un souhait pour la renommée posthume de mon oeuvre, c'est que l'on puisse en dire qu'elle aime la vie, même si elle est au fait de la mort. Oui, elle est liée à la mort. Oui, elle est liée à la mort, elle est renseignée à son sujet, mais elle veut du bien à la vie. »
J'ai beaucoup aimé ce livre. En cette période hivernale je retiens le chapitre où Hans se perd en montagne. Ce chapitre Neige, page 717 du livre, est un véritable poème en prose que je relirai, il est fabuleux !!!!
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Composition photo à partir de la statue de
Thomas Mann (Budapest) et sa Montagne magique, un titre musical de Schubert, le Tilleul du Voyage d'hiver, si important à la fin du roman, une comparaison d'un extrait du chapitre Neige dans les deux traductions, celle de 1931 et celle-ci de 2016.
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