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4,05

sur 1499 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Ce long séjour au Sanatorium Berghof, à Davos, de Hans Castorp, héros principal de la Montagne Magique de Thomas Mann, roman qui fait comme une arche dans sa rédaction au-dessus de la Première Guerre mondiale, n'est-il marqué que par la réflexion de l'auteur sur la dilatation du temps en période et milieu de cure, où l'on se trouve tout à coup enfermé dans un espace confiné où l'air est si pur, au milieu de gens avec lesquels on finit par nouer de forts liens dus à la proximité, ou bien une autre façon de décliner le thème de la fin d'une époque, complémentaire au premier grand roman-fleuve de l'auteur, les Buddenbrook, avec sa description du déclin d'une grande famille bourgeoise comme le fut justement celle du père de Mann ?

Ici, pas d'échappatoire possible : êtes-vous bien portant et juste de passage, on vous trouve rapidement une pathologie dont vous ignoriez jusqu'ici l'existence ; Castorp qui ne devait faire ici qu'un court séjour pour voir son cousin, Joachim Ziemssen, se trouve lui-même rapidement absorbé par l'atmosphère qui règne dans le petit univers des "gens d'en haut" et happé par ce petit milieu où tout le monde connaît tout le monde, les travers, habitudes de vie et de pensée de chacun des patients ou des soignants.
Il plaît à Mann de recevoir le phénomène de radiographie comme un révélateur des maux dissimulés du corps comme la psychanalyse révèle les tendances lourdes et les caractéristiques d'une psychologie, dans le prolongement des romans d'analyse. Est-ce que l'on peut aussi décrypter la puissance du choc de l'amour devenu perceptible jusque dans les formes du corps de l'aimée observé cliniquement et découvert avec la force d'une apparition quand surgit dans le décor le personnage fascinant de Clawdia Chauchat, compagne de Peeperkorn, homme étrange et parfois inquiétant, tout autant que le sont le franc-maçon italien Settembrini et le jésuite coupeur de cheveux en quatre Naphta, qui ne craignent pas de se lancer le défi d'un duel ridicule où l'on voit passer l'ombre d'un Pouchkine, comme le point d'orgue d'une longue dispute d'intellectuels convaincus chacun de son côté d'avoir absolument raison.
C'est à cela, à ces jeux innocents que s'occupent des gens qui vivent là-haut les derniers instants d'une paix rendue précaire et compromise par le comportement suicidaire des sociétés occidentales, en bas dans la vallée.
Il faudra donc, pour Castorp quitter les cimes et le havre de paix illusoire des sommets pour rejoindre les rangs des hommes qui vont bientôt s'affronter au milieu de l'horrible dédale des tranchées, dans l'exposition aux terribles effets du gaz moutarde.

François Sarindar, auteur de : Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2010)
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Il est des lieux magiques, des lieux étranges où rien ne se passe, où l’inaction, l’oisiveté et la monotonie règnent. Des lieux vastes qui ressemblent à de grandes prisons, où les mêmes activités se répètent avec presque les mêmes personnes. Des "lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur", comme le dit si bien Saint-John Perse dans "Exil". Le titre de ce recueil décrit parfaitement la situation exceptionnelle de ces malades du sanatorium. Un exil volontaire. Dans ce lieu, le sablier du temps ralentit ; les graines de sables sont trop grandes (la plus petite unité du temps étant le mois) pour s’écouler naturellement. Des expressions comme "les jours passaient" deviennent sans intérêt, presque incompréhensibles. La définition exacte d’un moment ou d’une durée est impossible, objectivement impossible. Les jours les plus chargés d’événements sont plus longs que ces jours monotones et libres qui se ressemblent tous et deviennent, après, comme un simple et unique jour.

En rendant visite à son cousin Joachim, Hans Castorp était "un simple jeune homme" comme le désigne l’auteur au début du roman. Sa visite de trois semaines qui devait se passer dans les conditions les plus simples dans ce sanatorium est devenue une aventure interminable au goût de l’éternité, un parcours initiatique, une formation spirituelle. Sa vie allait changer dans un lieu invariable, inchangeable où les actions se réduisent à l’essentiel (l’élémentaire) d’une existence horizontale. Celui qui était destiné à servir le progrès et devenir ingénieur, oubliera tout ce destin radieux, il oubliera jusqu’à l’existence même du fameux "pays plat". Il s’effacera dans cette foule de malades (imaginaires?), lui qui se croyait bien portant. Il partagera leurs repas, leurs habitudes strictes, leurs comportements incompréhensibles. La maladie sera ce passage nécessaire par lequel il peut se connaitre, se voir de l’intérieur. Sans doute Hans Castorp était plus chanceux sur cette montagne que le pauvre Drogo dans son "Désert des Tartares" (autre grand roman sur la fuite du temps) de rencontrer des gens comme Settembrini, Naphta, Clawdia Chauchat et l’illustre Peeperkorn pour l’instruire, le séduire ou l’émerveiller. On va suivre ce Hans, cet "enfant difficile de la vie", on va vivre avec lui ses activités, ses rêves, ses sentiments, toute sa nouvelle vie, et l’on aura un goût amer en se séparant de lui en terminant cette lecture. Je crois que Hans Castorp a pu inscrire son nom dans la liste illustre des personnages de romans les plus célèbres.

L’art de Thomas Mann apparaît dans cette capacité extraordinaire à présenter la thèse et l’antithèse, à les illustrer, à les développer avec maîtrise et justesse. Les dialogues entre Settembrini et Naphta sont un exemple de ces conflits qui existaient entre intellectuels de l’époque de l’auteur, celle de l’Avant-Guerre. Ils illustrent parfaitement cette idée qu’on trouve dans "Jacques le fataliste" dans laquelle Diderot nous explique que toute thèse peut être soutenue de deux manières différentes et les deux visions sont plausibles, voire acceptables. De même pour ces deux antagonistes, ils auront tous les deux leurs adeptes, ils en ont même aujourd’hui car ce qu’ils exposent sur différents sujets dans un souci pédagogique est encore d’actualité. On débat, aujourd’hui même, du véritable sens de la liberté, des valeurs des révolutions, du progrès scientifique, de fanatisme. Car après tout, notre époque n’est-elle pas, elle aussi, une époque d’Avant-Guerre malheureusement ? Chacun des deux veut imposer son point de vue, excité par la présence de l’élève assidu et docile Hans Castorp, jusqu’au point culminant de ces débats, et there will be blood ! le jésuite radicaliste veut instaurer le royaume de Dieu, le franc-maçon humaniste la république universelle. Chacun met en garde son élève de l’emprise nuisible de l’autre mentor. Ces longs dialogues (en variant les types de discours rapporté) sont à relire ; ils consistent de véritables débats, des essais romancés si je me permets de les nommer ainsi, puisqu’à aucun moment, on ne sent que l’auteur s’éloigne du genre romanesque. "La Montagne magique" est un roman et ce qu’il dit ne peut l’être que par cette forme (pour emprunter la définition de Kundera du genre romanesque).

La maladie et la mort sont omniprésentes dans le roman. Chacun des patients portent en lui sa mort, "cette mort qui est notre compagne, du matin jusqu’au soir, sans sommeil, sourde, comme un vieux remords ou un vice absurde" comme le dit Pavese dans son poème le plus célèbre. Au regard de la mort, un sourire doit être esquissé comme celui de cette jeune fille que Hans et son cousin emmènent voir le cimetière. Pour la maladie, chaque protagoniste va donner sa vision de cette compagne fidèle des habitants du Berghof. La réflexion sur la maladie mène les personnages à une autre réflexion sur le conflit entre corps et âme. Ce corps traitre qui succombe à la maladie, qui empêche le génie à s’épanouir (Le poète Leopardi) et le courage à s’exprimer (Joachim). Joachim en véritable brave soldat, en loup stoïque, affrontera son mal jusqu’au bout.

Dans ce roman, Thomas Mann donne à chaque personnage des traits qui nous intéressent, nous accrochent. Son art de la caractérisation est fascinant, il l’utilise avec subtilité, avec un art d’observateur fin, employant des comparaisons bien placées et des métaphores pour illustrer ses descriptions. Settembrini le joueur d’orgue de Barbarie, Mme Stöhr l’idiote, Ferge le simple d’esprit, Wehsal l’amoureux déçu, Naphta le petit élégant, Mlle Kleefeld la joyeuse, l’étrange Elly aux capacités surnaturelles, Maroussia à la grosse poitrine qui sourit tout le temps, le docteur Behrens aux yeux larmoyants et aux grosses mains, son adjoint Krokovski l’amateur de psychanalyse au tablier noir, et tant d’autres à qui le romancier donne des surnoms ou brosse un portrait caricatural. Son humour est là (un humour qu’on ne devine pas lorsqu’on voit l’air sérieux que montre Thomas Mann dans toutes ses photos). La narration de Mann se veut réaliste, c’est son dessein qu’il annonce dès le début, mais on sent sa présence dans le roman, il est là à chaque fois. Il accompagne son personnage comme une ombre. Ce réalisme reste fidèle à soi, même dans la description de faits surnaturels dans la partie concernant Elly et cet esprit Holger. Sa narration est orchestrée par l’introduction de dialogues passionnants et passionnés (comme je viens de le mentionner), mais aussi de descriptions sublimes et poétiques des lieux (la montagne en neige). Féru d’art, Mann n’oublie pas de l’exprimer à travers ses personnages : la poésie et la musique surtout sont là.

Non sire Mynheer Peeperkorn, je ne vous oublie pas, impossible. La rentrée de ce personnage dans ce roman est majestueuse. On peut charmer de deux façons différentes : par les idées qu’on développe (Naphta et Settembrini) ou par la personnalité ; et c’est le cas de ce hollandais, ce Dionysos. Thomas Mann lui consacre, au plaisir du lecteur, presque une centaine de pages (70 pages) et lui donne vie par sa description méticuleuse. Cet homme aux lèvres déchirées, aux discours entrecoupés, aux gestes majestueux aura une sortie aussi fantastique que son entrée.

Et finalement, on vient à Madame Chauchat, Clawdia Chauchat aux yeux de Kirghize. Hans Castorp connaitra l’amour dans ce sanatorium comme Fabrice dans sa prison. Il aimera Mme Chauchat à qui sa condition de malade donne une liberté qui l’affranchit de sa situation de femme mariée (un bienfait de la maladie !). Il l’aimera à cause de ses yeux qui lui rappellent un certain élève qu’il admirait comme Swann tombe amoureux de cette Odette qui ressemble à une figure féminine dans un tableau. Cette femme insoucieuse sera un motif pour Hans Castorp afin qu’il reste dans une attente fidèle. Mahmoud Darwich disait dans l’un de ses poèmes, "entre Rita et mes yeux, il y a un fusil", tandis qu’entre Hans et Pribislav (l’élève) ou Clawdia, il y a un crayon. Le premier pas qu’il effectue à la rencontre de ses objets d’admiration est la demande d’un crayon. Je ne me souviens pas s’il y a parmi les moyens d’aborder une fille dans "L’Art d’aimer" d’Ovide le moyen du crayon. Tout dans cet amour est spécial. Ce crayon, le portrait interne que lui offre Chauchat, mais surtout ce dialogue avec l’aveu pendant ce carnaval.

"La Montagne magique" représente cette époque courte mais tumultueuse, nerveuse, entre la fin d’un siècle et le début d’une guerre. Une époque où les idées pullulent, bonnes ou mauvaises (Freud, Nietzsche, Marx, Darwin…), les inventions et le progrès scientifique primaient, une époque où les esprits curieux et inquiets s’affrontaient. Tout cela va finir par la Guerre, le coup de tonnerre qui va réveiller tout le monde, pour tout recommencer.

P.S. Il est déconseillé d’emmener ce livre en rendant visite à un cousin malade. Il serait de mauvais augure.
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La magie de cette montagne est un envoûtement rare dans une vie de lecteur : une fois que l'on en a réussi l'ascension, on n'en redescend pas.

"La montagne magique" est l'une de ces oeuvres face auxquelles il faut lâcher prise et se laisser porter, et donc les rencontrer au bon moment. Autant ma première tentative m'avait rendue complètement neurasthénique au point d'abandonner très vite le sanatorium de Berghof, autant cette fois-ci ai-je eu, à la faveur de l'hiver et de languissantes plages de temps disponibles, une envie irrépressible de me couler dans le personnage de Hans Castorp, m'étendre sur le balcon de sa chambre enveloppée de couvertures, un thermomètre dans la bouche, ne plus bouger, ne plus entendre les bruits du monde, et voir passer les cadavres sur la piste de bobsleigh…

C'est fort de ces sensations vaguement glauques mais voluptueuses que La montagne magique se déguste à petites goulées d'air tantôt pur tantôt vicié, et que peu à peu on se détache du monde d'en bas, lointain, agité et vain, si proche du nôtre d'un début de siècle à l'autre. Et là, en haut, où le temps non mesurable s'étire sans fin, où la mort est acceptée et regardée en face, on suit le chemin initiatique de Hans, « frêle enfant de la vie » qui va accueillir la maladie, apprendre la vie, boire les paroles de maîtres de rencontre, le sémillant Settembrini et le ténébreux Naphta qui dans leurs échanges virtuoses vont l'éclairer sur l'âme, la morale, le sens élevé de la politique et de la religion, pour qu'enfin il trouve dans la neige son homo dei et découvre l'amour.

Impossible de parler de toutes les scènes et visions qui m'ont subjuguée dans ce livre : les cadavres descendus dans la vallée en bobsleigh déjà évoqués, le rêve de Hans perdu dans la neige, l'atmosphère orgiaque et délétère des repas, la contemplation de la radiographie, la soirée de carnaval, la nuit qui tombe sur la montagne, le printemps qui refleurit ses pans, l'appel occulte au frère mort, le chant sous les obus, des images, des sensations et des idées si nombreuses qu'elles bouillonnent et saturent littéralement mon champ de conscience.
Autant dire que ce grand roman est une somme littéraire et philosophique phénoménale, un faisceau de métaphores fascinantes qui dépasse de très loin ma minuscule personne mais qui va m'accompagner jusqu'à la fin de mes jours.

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Roman d'hypocondrie, d'amour de la mort, de temporalité.
À la montagne magique, on passe tout son temps en vaines occupations quotidiennes et rassurantes, qui permettent d'oublier d'exister pour se concentrer sur de petits gestes ordonnées par l'autorité médicale et sur les jouissances accompagnant l'appartenance à la classe bourgeoise.
Le personnage que Mann nous fait suivre apprécie également les profondes réflexions métaphysiques sur toutes sortes de sujets comme le cours du monde, la temporalité, ce qui dépasse l'humain et sur tout ce qui permet une sublimation purement idéelle de son ennui.
Cette montagne permet une complicité, moins magique qu'ensorcelée, entre l'inconscient de bourgeois anxieux, souhaitant fuir toute possibilité d'existence, pour une vie de mort vivante, retirée à la montagne, le regard obsédé par quelque défectuosité corporelle, active ou en puissance, qu'on aura eu l'amabilité de lui diagnostiquer.
Y croit-on vraiment, parmi les autorités médicales de la montagne, à l'air vivifiant, aux résonances, aux expérimentations sur le pneumothorax ?
Peut-être…
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La montagne magique, c'est d'abord une atmosphère qui nous enroule dans la fraîcheur et la beauté des montagnes. On imagine sans peine, ce sanatorium perdu dans les hauteurs avec ces pensionnaires enroulés dans deux couvertures, installés sur de confortables chaises longues à respirer cet air frais, oubliant le monde d'en bas, le plat pays où manifestement il ne fait pas bon vivre.
J'ai moi-même vécu cette lecture comme un refuge, hors du monde et du temps temporel. Et, je comprends sans peine que malade ou pas, notre jeune héros : Hans ne veut surtout pas guérir pour ne plus retourner dans ce monde cruel.
L'écriture de Thomas Mann est délicate et poétique, on parcourt sans peine cette petite sente qui mène au banc de la première promenade.
La nature est omniprésente dans ce roman, elle nous irrigue, nous ensorcelle, pas étonnant que Hans se mette à étudier la botanique.
La neige, le froid glacial, le soleil s'associe tour à tour dans une alchimie joyeuse et macabre à la fois.
On se laisse porter par le rythme des saisons, ce temps qui fuit et s'écoule, ces cinq repas qui scandent la vie de ces pensionnaires.
Thomas Mann, à l'intérieur de ce cocon n'oublie pas le monde, la preuve est faite par toutes ces joutes oratoires entre ces hommes sur des sujets brûlants comme l'amour, la liberté, la pédagogie.
Même la décadence s'invite au cours de cette soirée carnavalesque où sous les masques et déguisements, les comportements humains se révèlent sous des aspects feliniens.
C'est lors de cette soirée que Hans, dans un rêve éveillé peut confier et déposer son amour auprès de Claudia qui sans le piétiner le laisse s'envoler.

Il y a des années, je suis allée à Lubeck, la ville natale de Mann, j'avais alors visité sa maison transformée en musée, je mettais faire serment de lire la Montagne magique.

Aujourd'hui, ce voeu s'est réalisé, que d'heures délicieuses j'ai passé à Davos .
Je vous en souhaite tout autant pour cette nouvelle année.
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Thomas,

Comment puis -je te remercier d'avoir changé ma vie ?

Comment puis -je exprimer tout ce que je ressens encore après la lecture de tes phrases si enrichissantes ?
Comment écrire une critique qui paraîtra bien superficielle à certains puisque mon ressenti reste intuitif ?

Comment essayer de partager ces moments intenses de lecture alors que des émotions m'envahissaient et me comblaient ?
Comment résumer une oeuvre si grandiose sans commettre des manquements , des errements ?

Comment ne pas me fourvoyer en dissertant sur ton écrit ?

Comment expliquer que « la montagne magique «  contient le TOUT : le temps, l'ailleurs, le bon , le mal, la paix, la guerre, la maladie, la vie, la mort, le juste, le religieux, la philosophie, le politique, la famille, le repos, le travail, l'affection, le désir, et le vrai et incommensurable amour ?

Ton romanesque restera à jamais étourdissant ...
Il faudra tenter de dévoiler ma passion.

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En 1912 Thomas Mann rejoint sa femme Katia souffrant d'une maladie pulmonaire au sanatorium de Davos. Il écrira La Montagne magique à partir de leurs observations communes. Thomas Mann va devoir prolonger son séjour tout comme Hans Castorp, le jeune homme du livre qui se substitue à l'auteur dans cet épais volume largement autobiographique. L'écriture de ce roman lui prendra 12 ans. Publié en 1924, le prix Nobel lui est attribué en 1929. Les thèmes, 110 ans plus tard restent d'actualité : une période d'incertitude mondiale (économique et climatique de nos jours), une maladie qui sème la mort (pas le coronavirus mais la redoutable tuberculose alors qu'il faudra attendre les années 1940 pour disposer de traitements antibiotiques).

Le livre comporte sept grands chapitres. Les débats d'idées entre les personnages reflètent l'indécision de Thomas Mann d'abord acquis aux idées impériales, évoluant vers des idées libérales. C'est passionnant de faire la liste des éléments qui concourent à faire de ce livre un vrai chef-d'oeuvre de littérature : une période charnière avec la guerre qui va bientôt éclater et devenir mondiale, recomposant l'Europe et par là le monde entier ; la personnalité de l'auteur, issu de la grande bourgeoisie par son père, avec une mère d'origine latine portée sur les arts ; le talent évident, impressionnant, de Thomas Mann, écrivain hors pair féru de philosophie, passionné de musique. Je pense avoir beaucoup de chance de découvrir cette oeuvre dans une nouvelle traduction dont il a été dit qu'elle constitue un nouveau souffle, un réenchantement du texte (Le Monde). La seule auparavant était due à Maurice Betz réalisée semble-t-il dans l'urgence en 1931. Oui, c'est bien une montagne, un Everest de la littérature et surtout ne pas avoir peur comme moi au départ du pavé, ouvert bien longtemps après l'achat... J'ai tourné quelques pages et ensuite je n'avais qu'une hâte, celle de poursuivre ma lecture jusqu'à la postface donnant de précieuses indications pour mieux comprendre ce roman d'ambition encyclopédique et philosophique.

Quelques mots sur l'histoire à laquelle viendra se fondre de multiples développements. Tout commence par la visite de Hans Castorp à son cousin Joachim au luxueux sanatorium de Berghof, près de Davos en Suisse. Il compte en profiter pour se reposer avant d'entrer dans la vie active après ses études d'ingénieur. Destiné à une carrière scientifique tout en étant d'un caractère distrait, rêveur, nonchalant, il va trouver « en haut », comme est désigné ce lieu particulier, en dehors de la société, dite « de la plaine », un endroit romanesque qui va l'étonner, l'amuser et finalement le retenir bien plus longtemps que les trois semaines prévues au départ. Ces premières semaines de Hans Castorp vont quand même occuper trois cents pages, soit une petite centaine par semaine... Et je ne me suis jamais impatienté. le jeune homme trouve là un lieu privilégié pour étancher sa soif de connaissance, lui qui n'est fixé sur rien, lui le « naïf et fragile enfant de la vie », comme le nomme le directeur du sanatorium, le fameux et truculent docteur Behrens.

Le roman connaît un brusque emballement quand Hans, sous l'effet de l'alcool et de la désinhibition due à son installation durable « en-haut », aborde Clavdia, cette Mme Chauchat de « la bonne table russe », pour lui demander un crayon (tout comme il avait fait avec ce camarade de classe Pribislav dont il retrouve les yeux kirghizes et l'attirance chez Clavdia...). S'en suit un long dialogue en français avant qu'elle ne lui annonce son départ le lendemain. Mais le temps a perdu de sa consistance, la riche clientèle de cet établissement de luxe revient régulièrement en cure, sauf si le destin en juge autrement et ce n'est rien de dire que la mort est banale « en haut ». L'histoire d'amour, passionnée, romantique et impossible, va connaître une suite. Elle est un fil de trame tout au long du récit, bienvenu, permettant d'alléger l'ensemble.

La deuxième moitié du roman est plus philosophique. Les personnages importants deviennent bavards et échangent des arguments souvent tortueux. Thomas Mann sait manier l'humour et l'ironie ! Difficile parfois de comprendre les méandres de raisonnements mélangeant religion, croyances anciennes, mythologies diverses... Place à Settembrini, libre penseur, influencé par les Lumières, franc-maçon et beau parleur, à Naphta, jésuite obscurantiste à la rhétorique redoutable et enfin à l'excentrique Mynheer Peeperkorn ayant du mal à finir ses phrases (mais d'un charisme certain, une sorte de Bacchus ou Balzac...).
Thomas Mann tient le récit, il est dieu ou sorcier éteignant ou allumant la lumière, distillant le récit à sa convenance. Maitre du verbe il fait apparaître ou disparaître tel ou tel personnage, tel ou tel thème, freinant le récit ou l'accélérant subitement. Je comprends maintenant pourquoi on l'a surnommé le magicien et qu'il prenne autant de plaisir à décrire une scène de spiritisme.

Hans va trouver sa place au sanatorium de Berghof, au point de ne plus vouloir revenir « en-bas ». le restaurant devient un lieu familier où tout le monde se rassemble quatre à cinq fois par jour et s'observe sans le montrer. Les places sont immuables et désignées selon ses occupants (Ah, l'arrivée de Clavdia, en retard et qui claque la porte à chaque fois...). Commence alors pour lui une éducation tout à fait nouvelle basée sur l'observation de la nature, la science, l'expérimentation, l'art de la réflexion, la musique... Ce personnage principal est comparé dans la postface au Candide de Voltaire, ce qui dit quelque chose sur l'importance du texte.

Thomas Mann n'hésite pas à présenter les différentes séquences et avertit le lecteur sous forme de longs développements sur la notion de temps. Il y revient régulièrement avant de passer la narration à Hans.

« On assistait à tout cela : l'espace était aboli, le temps repoussé, le "là-bas" et l' "autrefois" transformés en "ici-et-maintenant" dont les simulacres filaient au gré de la musique. »

Le haut, c'est la position de l'écrivain qui a tout loisir d'observer une société concentrée sur la mort très présente et sur la vie dont il faut profiter. Les freins sont mis peu à peu de côté par Hans Castorp qui, très effacé derrière son cousin au départ, va vite prendre l'ascendant. le sanatorium est l'endroit idéal pour philosopher sur la liberté, la mort, les plaisirs de la vie, les sciences, le temps ! Hans y trouve finalement son compte, l'avenir qui lui était tracé en bas, dans la plaine, dans la vie active selon la formule actuelle, avec ses normes, ne lui convenait pas. C'est toute la trajectoire de Thomas Mann qui est décrite dans cette Montagne magique. Formidable oeuvre s'adossant au classicisme allemand avec tous ses artistes, dieux sur l'Olympe des arts en passe d'être engloutis par deux terribles guerres. L'auteur développe les formidables conflits d'idées sans se prononcer nettement. L'enfer promis par Naphta et les forces du mal vont-elles balayer les forces de vie ? La première guerre mondiale et ses terribles conséquences arrivent alors, la réalité se rappelle à Hans et met fin à ses explorations d'artiste retranché dans les sommets.
La Montagne magique m'a fasciné. Avant d'atteindre le sommet on a parcouru le classicisme avec sa lutte entre le païen et le religieux et le romantisme. Après avoir passé ce sommet, se joue le saut dans l'inconnu d'un monde remanié par les guerres mondiales et la technologie. le thème du temps est primordial, c'est l'homme dans toute sa longue histoire qui est radiographié ici, l'extérieur avec une observation quasi psychanalytique et l'intérieur, puisque la technique permet depuis peu de voir les organes sans ouvrir le corps humain, sans le détruire, chose impensable depuis l'arrivée de l'homme il y a plusieurs millions d'années. Incroyable procédé littéraire : les amants, Hans et Clavdia, malades tous les deux, s'échangent leur portrait intérieur !!!, des petites plaques de verre où se dessinent en clair-obscur, leurs organes vitaux dans leur fragilité extrême... leurs radiographies pulmonaires ! le fragile enfant de la vie n'est-ce pas l'homme soumis à tous les beaux parleurs, tous les possibles et à son corps dont les organes peuvent à tout moment lui dire stop. Et pourtant comme le conseil Settembrini, mieux vaut lire le journal car la réalité extérieure s'impose en fin de compte. Avis au lecteur ! D'ailleurs Thomas Mann ne se privera pas d'intervenir quand le nazisme voudra le faire taire et le contraindra à l'exil...

J'ai envie de rapporter les propos de l'auteur, affirmant en 1925, peu après la parution de la Montagne magique : « Si j'ai un souhait pour la renommée posthume de mon oeuvre, c'est que l'on puisse en dire qu'elle aime la vie, même si elle est au fait de la mort. Oui, elle est liée à la mort. Oui, elle est liée à la mort, elle est renseignée à son sujet, mais elle veut du bien à la vie. »

J'ai beaucoup aimé ce livre. En cette période hivernale je retiens le chapitre où Hans se perd en montagne. Ce chapitre Neige, page 717 du livre, est un véritable poème en prose que je relirai, il est fabuleux !!!!
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Chronique complète sur Bibliofeel ou en cliquant sur le lien ci-dessous, avec :
Composition photo à partir de la statue de Thomas Mann (Budapest) et sa Montagne magique, un titre musical de Schubert, le Tilleul du Voyage d'hiver, si important à la fin du roman, une comparaison d'un extrait du chapitre Neige dans les deux traductions, celle de 1931 et celle-ci de 2016.
Merci pour vos commentaires et avis !


Lien : https://clesbibliofeel.blog
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Le roman à emporter avec soit lors d'une cure, si possible en moyenne ou haute montagne. Par exemple dans les Thermes de Montbrun les bains ou de Saint Pierre d'Allevard, ou lors d'un séjour dans un lieu qui ressemble fort à l'hôtel décrit dans cet oeuvre, le Plantevin de Propiac (Dans les Baronnies) ces lieux où le temps se ralentit, où l'on peut passer une éternité à regarder les détails infinis du paysage rocheux et des paysages humains.
Ici, il y a en plus la présence de la maladie, celle qui a emporté plus ou moins vite, après parfois d'importantes périodes de rémission, tant d'hommes et de femmes, de toutes les couches de la société. Les seules présentes ici étant celles qui peuvent se permettre l'oisiveté.
Le même lieu se retrouve dans le beau roman de Pierre Billon "L'ultime Alliance" avec un climat proche en de nombreux points.
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Comment commenter cette lecture exceptionnelle ? On aborde tellement de sujets essentiels ... Ce livre est d'une telle richesse ... littérature, histoire, philosophie humaniste, musique, poésie, rêves, observations scientifiques, métaphysique de la mort, etc ... Les joutes intellectuelles entre Settembrini et Naphta sont savoureuses ... jouissives même. La mort, omniprésente, n'est dans le fond qu'une ode à la vie ... même si, et surtout si Hans est tenté par le diable (Faust). Enfin, c'est une photographie originale de la société à l'aube de la grande guerre mondiale de 14-18.
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J'ai pris un certain plaisir à lire ce livre parfaitement adapté au confinement. On y suit le quotidien monotone de Han Castorp dans un sanatarium suisse au début du XXème siècle. Ce livre aux relents autobiographiques a la mérite d'aborder toutes les grandes questions de la vie avec une certaine distance et de manière assez drôle parfois. Les jours et les mois s'enchainent et rien de notable ne semble vraiment arriver, tout est raconté sur le même ton égal : l'amour, la mort, la maladie, une balade en montagne, une conversation avec un ami. Et finalement, l'effet est magnétique et donne la sensation de vivre toute une vie au rythme du quotidien, avec le peu de recul que nous donne le quotidien sur le cours des événements. le récit allie le paradoxe d'être à la fois très distancié et au plus proche du vécu. A l'instar du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, ce roman de l'attente laisse présager qu'il nourrit le lecteur dans le temps long, bien après le moment de la lecture.
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