Amis lecteurs et lectrices, cette chronique sera sans doute un peu plus longue que de coutume, mais c'est simplement le reflet du bonheur suscité par la lecture de ce livre.
Yeruldelgger et la Mongolie,
Mato Grosso et le Brésil,
Heimaey et l'Islande,
Hunter et L'Alaska,
Freeman et la Louisiane,
Manhattan Sunset et New-York :
Patrick Manoukian (appelons de son vrai nom celui qui écrit sous les pseudonymes de
Ian Manook ou encore
Roy Braverman) nous avait habitué, pour notre plus grand plaisir, à voyager dans des endroits lointains, merveilleusement décrits, en compagnie de personnages hors du commun. Avec «
L'oiseau Bleu d'Erzeroum », il reste fidèle à ses fondamentaux, mais on entre dans une autre dimension : celle de la saga historique. Et le résultat est, il ne faut pas avoir peur des mots, un véritable chef d'oeuvre.
Je me souviens d'un agréable dîner, il y a plus de trois ans, organisé par Sandrine Labrevois, son attachée de presse, et le blogueur Marc Page (Willy Lefèvre). Vers la fin du repas, de manière anodine, je lui avais demandé quels étaient ses projets. Il m'avait répondu : « Je vais écrire une saga historique sur la diaspora arménienne ». Cela m'avait surpris : il était déjà auteur à succès, avec un lectorat fidèle et une réputation solidement établie, pourquoi donc voulait-il changer de registre ?
J'avais bien compris que Patrick est quelqu'un d'assez anticonformiste, sans cesse à la recherche de nouveautés, comme le montre son passé de bourlingueur et ses différents métiers. J'ai donc mis cette décision sur le compte de ce trait de caractère, et nous sommes passés à d'autres sujets de conversation.
A l'entame de la lecture de «
L'oiseau Bleu d'Erzeroum », cette conversation m'est naturellement revenue à l'esprit, et je me suis dit : « Voyons si son pari est réussi… ».
Au moment de refermer le livre, je peux dire sans hésitation que le but est brillamment atteint.
On comprend que cette histoire l'ait pris aux tripes dès son enfance, sans doute, lorsque sa grand-mère lui parlait de ce qu'elle avait vécu lors de ces évènements innommables qu'ont été la déportation et le génocide des populations arméniennes de Turquie. Une histoire qui nous concerne tous, que l'on soit d'origine arménienne ou pas…
Tout cela a dû ensuite maturer, évoluer, et un beau jour, Patrick a dû sentir que le moment était venu. Il a pris sa plume pour exprimer ses sentiments, et comme il sait le mieux le faire : de manière romancée.
*
1915, non loin d'Erzeroum, en Arménie turque. Araxie, dix ans, et sa petite soeur Haïganouch, six ans, échappent par miracle au massacre des Arméniens par les Turcs. Déportées vers le grand désert de Deir-ez-Zor et condamnées à une mort inéluctable, les deux fillettes sont épargnées grâce à un médecin qui les achète comme esclaves, les privant de leur liberté mais leur laissant la vie sauve.
Jusqu'à ce que l'Histoire, à nouveau, les précipite dans la tourmente. Séparées, propulsées chacune à un bout du monde, Araxie et Haïganouch survivront-elles aux guerres et aux trahisons de ce siècle cruel ? Trouveront-elles enfin la paix et un refuge, aussi fragile soit-il ?
C'est autour de l'enfance romancée de sa propre grand-mère que
Ian Manook, de son vrai nom
Patrick Manoukian, a construit cette inoubliable saga historique et familiale. Un roman plein d'humanité où souffle le vent furieux de l'Histoire, une galerie de personnages avides de survivre à la folie des hommes, et le portrait poignant des enfants de la diaspora arménienne.
*
«
L'oiseau Bleu d'Erzeroum » nous démontre magistralement l'intime passion de l'auteur pour aborder le sujet … encore faut-il pouvoir habiller cette passion, lui donner corps au travers de personnages, d'intrigues, de lieux, de mots bien choisis. Les éléments du cocktail sont présents… il ne reste plus qu'à le siroter.
Le tour de force de
Ian Manook est d'avoir réussi à combiner l'horreur et le bonheur, le sombre et la lumière, le sordide et le sublime, l'humour et le sérieux. Quand on apprend qu'à la demande de son éditeur, il a accepté de supprimer les deux scènes de massacre les plus violentes, on ne peut s'empêcher de se dire que c'était sans doute une bonne décision, tant l'équilibre du récit entre les forces du bien et du mal est proche de la perfection. Il ne fallait sans doute pas risquer de faire pencher davantage le fléau de la balance vers ce côté-là…
Au sein de cette magnifique histoire, couvrant 35 années de la première moitié du siècle passé, on retrouve avec bonheur l'incroyable richesse de vocabulaire dont Patrick est coutumier, renforcée par la musicalité des termes arméniens utilisés pour certains mets, vêtements, objets décoratifs. Un court lexique explicatif aurait sans doute été bienvenu, mais cela n'enlève rien au plaisir de la lecture.
Les descriptions de lieux et d'ambiance sont toujours aussi réussies, et les personnages ne laisseront personne insensible.
Le rythme est vivant, certains chapitres ne faisant que deux pages alors que d'autres en font dix fois plus. On est emporté par la force du récit, tétanisé par les rebondissements, subjugué par l'histoire.
En s'attaquant à ce genre de récit, Patrick a également réussi un autre dosage subtil : celui de la grande et de la petite histoire. Et cette dernière nous fait découvrir comment une culture survit, comment une diaspora se construit, comment on peut s'intégrer harmonieusement dans un pays d'accueil sans renier ses racines. Admirable !
Au moment de refermer le livre, on reste bouleversé. On se prend à espérer que la fin de l'histoire soit le signal diffus d'une suite, que l'on puisse retrouver Araxie et Haïganouch, auxquelles on s'est tellement attaché.
Puis, il faut bien passer à autre chose. Mais on sait que ces lieux et ces personnages resteront bien là, tapis dans nos coeurs et nos tripes, bien ancrés, prêts à ressurgir lors d'une rêverie.
Chapeau, Patrick. Et merci, l'artiste.
PHILIPPE SMANS.
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