Après la série «
Yeruldelgger », un très bon policier en pays mongol où se mêlent suspense, paysages sauvages et traditions, je découvre
Ian Manook dans un registre bien différent. En effet, «
L'oiseau bleu d'Erzeroum », premier tome d'une trilogie, est incontournable pour ceux qui veulent comprendre le génocide arménien par les Turcs en 1915 et la diaspora qui suivra.
A travers le regard de sa propre grand-mère, l'auteur raconte l'enfer de la déportation vers le grand désert de Deir-ez-Zor et l'extermination du peuple arménien autour de personnages nuancés et parfaitement dessinés.
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Ce livre est d'une puissance évocatrice telle que même si l'auteur a enlevé les scènes les plus dures, le premier tiers du roman est difficile à lire. Malgré ces coupes, les descriptions d'une violence brute et impitoyable montrent l'ampleur de la tragédie, la violence et l'acharnement à éradiquer tout un peuple.
« La haine est un gaz lourd. Il traîne sur la plaine longtemps après la fin des combats. »
Il existe des mots pour décrire la chaleur, la faim, la soif, les agressions physiques et sexuelles, les blessures, la peur, l'épuisement et les corps qui renoncent. Il existe des mots qui brisent, abîment, exterminent, massacrent. Il existe des mots qui montent la détermination, la ferveur, le fanatisme, la haine à nuire, à détruire.
Et dans ses mots, le lecteur encaisse de plein fouet le désespoir, l'incompréhension, le courage, la peur et la souffrance des uns, la haine et l'inhumanité des autres.
Totalement chamboulée par cette lecture, je reste sans voix, trouvant difficilement les mots pour dire combien ce récit m'a touchée, émue, remuée, bouleversée. Je crois sans peine tout ce que dit l'auteur, mais j'ai du mal à réaliser comment des êtres humains peuvent faire preuve d'autant de barbarie, de sadisme et de cruauté envers d'autres êtres humains. Et pourtant, chaque jour, les images des conflits actuels nous frappent par leur monstruosité, montrant combien l'homme est capable du pire : purification ethnique, tortures, viols, exécutions, tueries, dans la plus extrême dénégation de l'humanité des autres.
« L'abattement de leurs victimes donnent aux hystériques le courage des lâches. »
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L'histoire commence en 1915 en Arménie turque près d'Erzeroum, alors que le ministre de l'Intérieur turc Talaat Pacha déclenche un plan « Expédition » visant la purification ethnique par l'effacement des chrétiens arméniens et la confiscation de leurs biens afin de fonder une nation turque. L'histoire s'achève au moment où débute la seconde guerre mondiale.
L'auteur nous raconte comment deux soeurs, Araxie, dix ans, et Haïganouch, six ans, vont réchapper du génocide qui causera la mort de plus d'un million et demi d'Arméniens, dont la famille des deux fillettes.
« Vienne la nuit, sonne l'heure
Les jours s'en vont, je demeure… »
Guillaume Apollinaire
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C'est un récit sans rancune ni colère, un récit plein d'humanité mais sans oubli non plus, un récit qui oscille entre douceurs et atrocités. Malgré une ambiance sombre et tendue, les petites orphelines croiseront sur le chemin de la déportation, des personnages lumineux, d'une grande bonté, tout comme des monstres.
« La morale, c'est pour les faibles. La politique, c'est justement la victoire de l'efficacité sur la morale. »
Leurs deux voix vont se mélanger à d'autres, amenant des regards croisés et complémentaires sur cette tragédie :
il y a la vieille Chakée douce et généreuse ; la jeune Assina, femme-enfant mariée à un Turc d'une grande brutalité ; Agop et Haigaz, de jeunes Arméniens ; Christopher Patterson, un soldat américain, et encore d'autres qui chacun à leur manière élargissent la vision du conflit et apporte un nouvel éclairage.
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L'écriture d'
Ian Manook est belle de simplicité, terriblement émouvante, forte et âpre tout en étant lyrique, prenante mais parfois insupportable.
De ces histoires d'enfance crues et éprouvantes, beaucoup d'émotions se télescopent. Parfois, une lumière perce les ténèbres et la noirceur humaine. D'autres fois, fusent quelques lignes poétiques d'une grande beauté, jusqu'à ce que les images fassent sens et se teintent d'horreur.
« C'est un trou de verdure au creux des collines bleues, brodé de mûriers et d'aubépines. Au fond chante un ruisseau limpide. Il court dans l'herbe verte qui bruit sur ses berges du silence léger des fleurs de pavot sauvage. Leurs corolles rouges sont des papillons écarlates. Krikor est le premier à rouler dans l'herbe, sa chemise blanche mouchetée de trois taches de sang. Comme des coquelicots. »
Le texte abonde d'images, mais aussi de sons, de couleurs, d'odeurs, de sentiments, de peurs, de désirs, d'envie de survivre et de se reconstruire.
Le thème central sur le génocide arménien est lourd et violent. Néanmoins,
l'oiseau bleu d'Erzeroum tatoué sur les deux fillettes survole le temps, l'histoire avec un grand H et transmet de beaux messages d'amour, d'amitié, d'identité, de résilience, de sacrifice, d'espoir et de survie.
« … chacun de leurs bourreaux a été, un jour, cet enfant innocent promis à l'amour et à la paix. »
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Pour conclure, ce que je retiens de ce magnifique roman, c'est cet oiseau bleu si petit mais si lumineux, symbole d'espoir et de résilience de tout un peuple. M'étant attachée aux personnages, je referme ce roman en pensant à sa suite, «
le chant d'Haïganouch ».
Un roman indispensable pour tous ceux qui souhaitent en apprendre davantage sur le génocide arménien, un pan de l'histoire trop peu évoqué et mal connu.