Je faisais en sorte d'étouffer cette douleur : le travail pouvait encore me servir de palliatif. Mais jusqu'à quand la digue tiendrait-elle pour retenir le chagrin ?
Fais-moi plaisir, fais-nous plaisir, si Vassily vient un jour te chercher pour danser, va, Goloubka, va et danse avec lui. Nous serons les plus heureux. Jo et moi. Sois patiente avec lui...
Je t'aime, Goloubka.
Macha.
J’étais une petite fille perdue, qu’on abandonnait… Ce sentiment de déjà-vu, de déjà vécu me rendait muette. J’avais trop peur de parler, trop peur de crier ma douleur.
Je touchais du bout des doigts le bonheur absolu, et on me le retirait avant même que j’ai pu y goûter
M’étourdir. Évacuer. Vivre. Je noyai mon chagrin en m’épuisant dans les bras du père de mes enfants, de cet homme que j’avais aimé, je pleurais dans les larmes, la sueur, les rires, les vapeurs d’alcool, ma tristesse d’avoir perdu le père que je n’avais pas eu.
J’inspirai profondément devant la porte fermée de la bibliothèque. Je connaissais chaque recoin de cette pièce. J’y avais lu tellement de livres grâce à Macha, la littérature russe surtout, si chère à son cœur. Combien de fois Jo m’y avait-il trouvée endormie sur le canapé au petit matin ? Le grincement des gonds signala mon arrivée, sans susciter la moindre réaction. J’avançai silencieusement, irrésistiblement attirée par eux, bouleversée par leur dernier tête-à-tête. Macha, assise sur une chaise peu confortable à côté de son Jo, caressait tendrement le cercueil. Elle lui chantait à voix basse des mots d’amour en russe, lui susurrant encore et encore Doucha moya, mon âme.
« Il eut un sourire au coin des lèvres.
Je détournais le regard, charmée, séduite, prise d’une soudaine légèreté. Elle était éphémère, j’en avais parfaitement conscience. Mais pourquoi ne devrais-je pas la savourer ? N’avais-je pas le droit de me fabriquer de nouveaux souvenirs que je pourrais chérir à l’infini ? »
Ne méritais-je pas d’être aimée, sans condition, sans rupture, sans séparation ? Ne méritais-je pas de vivre sans ce vide permanent au fond du ventre et du cœur ? Sans être seule à chaque instant, sans vivre avec la terreur que quelqu’un s’en aille.
Quand elle m’avait appelée ma colombe dans sa langue maternelle pour la première fois, j’avais compris que je faisais partie d’elle, qu’elle m’offrait son cœur et son affection. Son amour. Avec Macha et Jo, j’avais découvert l’amour. L’amour qui fait du bien, qui soigne, qui répare, qui fait grandir.
« Tu te la boucles, ils sont méchants, ils veulent que tu me laisses toute seule «