La famille ! Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l’œil fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux, où, immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle attendrait de mourir.
Elle exécrait dans les romans la peinture d'êtres extraordinaires et tels qu'on n'en rencontre jamais dans la vie.
N'importe qui sait proférer des paroles menteuses ; les mensonges du corps exigent une autre science. Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse, cela n'est pas donné à tous.
Thérèse songeait que les êtres nous deviennent supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter.
Le jour étouffant des noces, dans l'étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l'harmonium à bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l'encens, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait.
Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard.
Elle aperçoit le talus du champ où Jean Azévédo, un jour de chaleur, s'est assis. Dire qu'elle a cru qu'il existait un endroit du monde où elle aurait pu s'épanouir au milieu d'êtres qui l'eussent comprise, peut-être admirée, aimée! Mais sa solitude lui est attachée plus étroitement qu'au lépreux son ulcère: "Nul ne peut rien pour moi; nul ne peut rien contre moi."
Tant d'impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que chez nous chacun garde sur sa vie intérieure !
Thérèse lisait dans les pensées de la jeune fille : « Elle me méprise parce que je ne lui pas d'abord parlé de Marie. Comment lui expliquer ? Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m'occupe toute entière. Anne,elle, n'attend que d'avoir des enfants pour s'anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille. Moi il faut toujours que je me retrouve; je m'efforce de me rejoindre...[...] Les femmes de la famille aspirent à perdre toute existence individuelle. C'est beau, ce don total à l'espèce; je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement ... Mais moi, mais moi... »
- ... à ce moment là, je pourrai enfin m'établir à Saint Clair ; vous, vous resterez ici. Vous serez neurasthénique, ou autre chose ...
- La folie, par exemple ?
- Non, ça portait tort à Marie. Mais les raisons plausibles ne manqueront pas. Voilà.