… je me sentais étrangement seul comme un enfant après la fête.
XIXe siècle.
La famille Ashley fait partie de la bonne société de ce coin des Cornouailles si chères à
Daphné du Maurier, et ce qui arrive aux membres de cette famille est au centre des discussions, dans le village et dans les fermes avoisinantes comme à la sortie de l'office du dimanche.
Ambroise Ashley est encore célibataire à plus de 40 ans, voilà de quoi alimenter les conversations.
Il a élevé seul son jeune cousin Philip depuis sa plus tendre enfance, un sujet de plus pour la veillée. L'embellissement de sa propriété et et le développement de ses fermes sont ses priorités, encore des papotages en perspective.
Ambroise Ashley n'en a cure, c'est un homme heureux de la vie qu'il mène et du lien très fort qui l'unit à Philip, en qui il a toute confiance et qui héritera de tous ses biens.
Mais sa santé l'oblige désormais à aller passer les saisons froides sous des cieux plus cléments, et c'est au cours de son troisième voyage qu'il rencontre en Italie une cousine, qu'il épouse rapidement à la surprise de tous.
Malheureusement, Ambroise meurt après dix-huit mois de mariage, sans avoir pu revenir dans ses Cornouailles bien-aimées ni revoir son cher cousin Philip, à qui il a envoyé quelques missives très alarmantes juste avant son décès.
Le jeune homme a fait en vain la traversée pour l'Italie, il arrive trop tard.
Ambroise Ashley repose déjà dans le petit cimetière protestant de Florence, et Mrs Ashley est partie pour une destination inconnue de tous.
Mais voilà qu'à son retour, Philip se voit contraint de recevoir Mrs Ashley qui a fait le voyage depuis l'Italie d'une traite ou presque.
Cette Mrs Ashley, sa cousine Rachel, d'une beauté que Philip ne veut pas voir, a-t-elle une part de responsabilité dans la disparition de son mari ?
En est-elle directement coupable ?
Et Philip, du haut de ses 24 ans, va-t-il rester insensible à son charme et au plaisir d'une compagnie féminine qu'il n'a jamais eue, la maison même où il a grandi n'étant occupée et entretenue que par des hommes ?
Commence alors un huis-clos dont la tension ne cessera de grandir au fil des pages.
Daphné du Maurier nous entraîne dans ces cercles concentriques d'une plume fine et précise.
Elle décrit les affres de Philip, qui croit savoir mais ne sait rien, croit comprendre mais ne comprend rien, et prend des décisions absurdes, voire nocives pour lui.
Elle nous enveloppe dans les émois successifs du jeune homme, semblables au ressac de la mer toute proche.
Quelle acuité dans la description de ces égarements successifs, quelle fabuleuse justesse dans les quelques quarante-huit heures où tout basculera sans que Philip y comprenne davantage !
Rachel change de visage selon qui la regarde et surtout qui lui tient compagnie.
La jalousie qu'elle inspire à Philip aveugle ce dernier, et nous aveugle peut-être aussi.
Alors, coupable ou pas ?
Manipulatrice ou non ?
Sincère ?
L'auteur ayant choisi de nous faire entendre la seule voix de Philip, nous suivons l'évolution des sentiments de ce dernier de l'intérieur, si j'ose dire, et ne pouvons guère faire le pas de côté qui nous permettrait d'avoir une opinion plus objective de sa cousine Rachel, si ce n'est quelques indices pouvant faire basculer la pièce soit sur pile soit sur face.
C'est ce doute permanent qui me plaît le plus, justement, dans cet ouvrage.
On ne sait pas, on se fait une opinion, puis une autre.
Rien ne permet de nous attacher complètement à cette cousine Rachel, mais au moment même où elle va nous sembler franchement insupportable, il y a une pirouette, le bruit de sa robe ou cette vénération des chiens qui la suivent partout, qui nous remet sur le fil.
Et ces fameuses quarante-huit heures, qui sonnent si juste dans l'exaltation du jeune homme, ce bouillonnement intérieur, cette agitation, ces affres, quelle sensibilité
Daphné du Maurier déploie dans leur récit !
On y reconnait tout, chaque instant, chaque hésitation, chaque raté, on y reconnait aussi comment Philip pourrait comprendre mais non, ce que Philip pourrait faire ou pas mais non, parce qu'il est Philip et que face à lui, Rachel reste insaisissable.
C'est un roman que je relis pour la troisième fois, et le plaisir reste le même.
Une belle réussite à mes yeux.