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Critique de Presence


Sur une rive, la littérature, sur l'autre, la peinture.
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Ce tome regroupe une douzaine d'histoires courtes évoquant par ordre chronologique des relations entre un écrivain et des artistes. Sa première édition date de 2012. Il a été entièrement réalisé par Catherine Meurisse pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-quinze pages de bande dessinée. Il peut être considéré comme une suite thématique de Mes hommes de lettres : Petit précis de littérature française (2008) dans lequel elle évoquait ses écrivains de prédilection, chacun disposant d'un chapitre, l'ensemble formant une fresque de morceaux choisie de l'histoire de la littérature. Chaque histoire comprend entre deux et treize pages.

Sur une rive, la littérature, sur l'autre, la peinture. Entre les deux, un pont qu'empruntent les écrivains et les peintres, fascinés par la beauté d'une toile de l'un, puisant l'inspiration d'un roman de l'autre. Voici quelques petites histoires de grandes amitiés entre les arts. - La vie de l'esprit, six pages, comment le philosophe Diderot se vide la tête au musée, tout en remplissant la nôtre. En 1765, Diderot achève sa collaboration à l'Encyclopédie. Il est temps pour lui de profiter de vacances de l'esprit, car il a donné vingt ans de sa vie à ce dictionnaire, il a enfin droit lui aussi au repos futile. Dans sa demeure, son serviteur Jacques lui apporte le courrier : des factures, une carte postale de Friedrich Melchior Grimm séjournant chez Catherine II, qui lui demande de s'occuper de sa revue. Denis Diderot décide alors de profiter de la revue de Grimm, en développant une activité de critique littéraire artistique : ses Salons, compte-rendus à la fois techniques et poétiques des expositions de l'Académie des Beaux-Arts, rédigés dès 1759, font de lui le pionnier de la critique d'art – à une époque où l'on prétend que seuls les peintres peuvent juger de la peinture. Il se livre à cet exercice avec La raie (1728) de Jean Siméon Chardin.

Masterclass, huit pages, comment Delacroix casse du sucre sur le dos d'Ingres, laissant des miettes partout chez George Sand. Dans sa demeure, George Sand enjoint Eugène Delacroix à cesser de se trémousser, car ils sont attendus à dîner. le potage va refroidir. À propos de soupe, il lui demande si elle a vu la Stratonice de Jean-Auguste-Dominique Ingres. La réponse est positive : elle a trouvé ça puéril et maniéré. Elle continue : Ingres est un homme de génie, mais ce qui lui manque, c'est la moitié de la vue, la moitié de la vie, la moitié de la peinture… Grave infirmité qu'on lui pardonnerait s'il n'érigeait pas son impuissance en système. Delacroix lui suggère de juger l'oeuvre, et d'oublier l'homme. Elle rétorque que c'est bien dit pour quelqu'un qui ne peut le souffrir. le problème c'est que, quand un tableau accuse une paralysie mentale à ce point, elle ne peut s'empêcher de déplorer l'erreur du maître. Sa Stratonice a l'air d'avoir un balai dans… Dans l'Antiochus. Delacroix en rajoute en lui demandant si elle a remarqué comme Ingres confond couleur et coloration.

Avec Mes Hommes de lettres, l'autrice évoquait directement les écrivains qui l'ont construite en tant que personne, et en tant qu'artiste. Ici, elle évoque les grands peintres qu'elle a découverts et appréciés par l‘entremise d'écrivains célèbres, faisant preuve d'humilité, en transmettant à son tour la parole de ces grands auteurs, en s'effaçant derrière eux et leurs critiques d'art. Au cours de ces dix chapitres, elle met en scène successivement Denis Diderot comme premier critique d'art, commentant La raie de Jean Siméon Chardin (1699-1779), puis François Boucher (1703-1770), Jean-Baptiste Greuze (1725-1805). Viennent ensuite Eugène Delacroix (1798-1863) parlant peinture à Frédéric Chopin (1810-1849), en présence de George Sand (1804-1876), Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil). Théophile Gauthier (1811-1872) et sa myopie se lançant dans des travaux de critique sur Gustave Moreau, Gustave Doré, Ingres, Théodore Chassériau, et Eugène Delacroix. Charles Baudelaire (1821-1867) en 1862 transformé en guide du musée d'Orsay pour donner son avis sur les croûtes (Jean-Léon Gérôme, Amaury Duval, Jean-François Millet), puis le plus grand des plus grands (Eugène Delacroix), et un moderne (Édouard Manet). Émile Zola (1840-1902) avec Eugène Delacroix, Édouard Manet, Claude Monet, Auguste Renoir, Berthe Morisot, Edgar Degas, Gustave, Camille Pissarro, Alfred Sisley et Paul Cézanne. Marcel Proust (1871-1922) fréquentant les salons des impressionnistes pour composer le personnage du peintre Elstir. Jean Lorrain (1855-1906, Paul Alexandre Martin Duval) racontant une toile de Gustave Moreau dans son roman Monsieur de Phocas (1901). La relation entre Man Ray (1890-1976, Emmanuel Radnitsky) et Kiki de Montparnasse (1901-1953, Alice Prin). le chapitre suivant est consacré à la relation entre Pablo Picasso (1881-1973) et Guillaume Apollinaire (1880-1918), alors que le tableau La Joconde est dérobé au musée du Louvres. C'est enfin Honoré de Balzac (1799-1850) qui écrit le chef d'oeuvre inconnu (1831) qui sera ensuite illustré par Pablo Picasso.

Le lecteur est surpris de découvrir la diversité des approches pour évoquer la pratique de la critique de l'art. Diderot commente les tableaux avec fougue, Eugène Delacroix n'hésite pas à s'exprimer sur ses confrères, et Charles Baudelaire réalise la visite guidée d'un musée. D'un autre côté, l'observation des oeuvres d'art et la fréquentation des peintres amènent Marcel Proust à composer un personnage peintre lui-même pour La recherche du temps perdu. Jean Lorrain écrit un roman sur la recherche du regard le mieux rendu et comment cela peut rendre fou un homme. Puis il s'agit du vol de la Joconde. La scénariste met à profit la diversité des critiques, de leur métier, de leur statut social, produisant un effet de renouvellement, évitant toute redondance. L'artiste dessine dans un registre descriptif, mêlant formes simplifiées et exagérations de l'expression des visages et des mouvements corporels. le lecteur sourit en voyant les mimiques de Diderot, son agitation, son visage comme exploser vers le haut quand il reçoit une baffe magistrale. Chopin est irrésistible avec sa longue tignasse qui masque son visage, et ses torrents de larmes, ce qui contraste fortement avec le comportement plus posé de George Sand. Charles Baudelaire est habité par l'intention de ses émotions. Zola apparaît beaucoup plus posé et réfléchi. Proust ressemble à un vrai dandy en proie à une vive curiosité. Balzac gesticule plus. Il n'est pas possible d'accuser Catherine Meurisse d'idolâtrie vis-à-vis de ces grands écrivains, et pour autant elle les met en scène en étant en phase avec leur personnalité d'auteur.

Le lecteur guette (et trouve) les ressemblances dans ces personnages historiques célèbres. Il est tout aussi impressionné par la capacité de l'artiste à évoquer les tableaux célèbres des grands peintres, avec ces traits de contour encrés et comme un peu tremblés ou mal assurés. À chaque fois, il reconnaît du premier coup d'oeil l'oeuvre concernée : aussi bien La raie (Chardin) que La grande odalisque (Ingres), Un enterrement à Ornans (Courbet), La liberté guidant le peuple (Delacroix), Les glaneuses (Millet), le déjeuner sur l'herbe (Manet), Les raboteurs de parquet (Caillebotte), Guernica (Picasso), etc. Il est probable qu'il découvre également quelques oeuvres qu'il ne connaissait pas. Il remarque que l'artiste met en oeuvre une narration visuelle variée et riche. Elle peut aussi bien passer de cases avec un arrière-plan regorgeant de détails, qu'à une suite de trois cases s'attachant au mouvement d'un personnage, avec un arrière-plan vide. Au fil des pages, le lecteur se surprend à ralentir son rythme pour prendre le temps d'admirer une case ou une prise de vue remarquables : la façade de l'habitation de Diderot, la rampe en fer forgé de l'escalier, le superbe jardin de la demeure de George Sand à Nohant, le démontage en règle du décor du tableau Stratonice et Antiochus (Ingres) par Delacroix, l'énoncé des peintres souffrant de la vue (astigmate pour El Greco, strabisme divergent pour Rembrandt, cataracte pour Monet, dégénérescence maculaire pour Degas, xanthopsie pour Van Gogh, dacryocystite pour Pissarro, sclérodermie pour Klee, hémorragie dans l'oeil droit et cécité dans l'oeil gauche pour Munch), Charles Baudelaire agitant son parapluie pour que les visiteurs ne le perdent pas de vue, Proust de promenant dans les plages de Monet, Boudin, et Manet, le policier se retrouvant dans les Enfers, Arsène Lupin, ou encore Vénus dans son conque et ramassant des champignons.

L'art de la critique exercée par des écrivains vis-à-vis de peintres, mais pas seulement : et ça peut faire une BD, ça ? le lecteur peut faire confiance à Catherine Meurisse pour lui raconter tout ça avec une verve et un enthousiasme communicatif, et non feint. Il sent qu'elle a apprécié de voir ces chefs d'oeuvres (et quelques croûtes) par les yeux de maîtres de la langue française tentant d'exprimer leur ressenti devant ces tableaux, de décortiquer ce qui fait une grande oeuvre. Il découvre des chapitres relativement courts, et denses, il n'y a qu'à songer au nombre d'artistes évoqués. Il ne se sent ni perdu, ni exclu car l'autrice évoque en majeure partie des chefs d'oeuvre connus du très grand public. Il se dit qu'il retournerait bien en voir quelques-uns sur cette liste, à commencer par les Delacroix, car il les percevra différemment, avec plus de discernement après cette bande dessinée. Il se met à rêver d'un second tome sur l'art moderne.
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