Le Jardin des Supplices /
Octave Mirbeau
le narrateur, dont on ne saura pas le nom, est un européen libéral issu de la petite bourgeoisie, un peu roublard et combinard. Il nous raconte d'abord sa jeunesse, puis son entrée en politique et dans les salons parisiens.
« Prendre quelque chose à quelqu'un, et le garder pour soi, ça c'est du vol … Prendre quelque chose à quelqu'un et le repasser à un autre, en échange d'autant d'argent que l'on peut , ça , c'est du commerce … le vol est d'autant plus bête qu'il se contente d'un seul bénéfice , souvent dangereux , alors que le commerce en comporte deux , sans aléa. »
Dans un style somptueux, l'auteur nous fait découvrir Madame G. qui va avoir une certaine importance dans la vie du narrateur :
« Madame G. n'était qu'une très vieille dame , d'esprit vulgaire , d'éducation négligée , extrêmement vicieuse , par surcroît , et qui , ne pouvant plus cultiver la fleur du vice en son propre jardin , la cultivait en celui des autres , avec une impudeur tranquille , dont on ne savait pas ce qu'il convenait le mieux d'admirer , ou l'effronterie ou l'inconscience . Elle remplaçait l'amour professionnel , auquel elle avait dû renoncer , par la manie de faire des unions et des désunions extraconjugales , dont c'était sa joie , son péché , de les suivre , de les diriger , de les protéger , de les couver et de réchauffer ainsi son vieux coeur ratatiné , au frôlement de leurs ardeurs défendues . »
Ami d'un certain Eugène Mortain devenu ministre, le narrateur a connu des déboires en politique et des insuccès électoraux, et se voit alors investi d'une mission scientifique à Ceylan, lui qui n'a jamais été un scientifique. L'emploi fictif est de toutes les époques.
À bord du paquebot en partance pour l'Orient, il fait la rencontre de Clara, une jeune et belle anglaise excentrique, une femme étrange et perverse qui va le séduire, le détourner de sa mission et l'emmener avec lui en Chine…jusqu'au jardin des supplices.
« Ève des paradis merveilleux, fleur elle - même, fleur d'ivresse, et fruit savoureux de l'éternel désir , je la voyais errer et bondir , parmi les fleurs et les fruits d'or des vergers primordiaux , non plus dans ce moderne costume de piqué blanc , qui moulait sa taille flexible et renflait de vie puissante son buste , pareil à un bulbe , mais dans la splendeur surnaturalisée de sa nudité biblique. »
Clara devenue sa maîtresse le prend sérieusement en main pour le meilleur et pour le pire : « Je t'apprendrai des choses terribles … des choses divines … tu sauras enfin ce que c'est que l'amour ! … Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l'amour … et de la mort ! … »
le narrateur exprime ainsi sa chance : « ! … la chance , le miracle voulait que je rencontrasse une femme divinement belle , riche , exceptionnelle , et que j'aimais et qui m'aimait , et qui m'offrait une vie extraordinaire , des jouissances à foison , des sensations uniques , des aventures libertines , une protection fastueuse … Clara ! Divinement calme et jolie, nue dans une transparente tunique de soie jaune elle était mollement couchée sur une peau de tigre. Sa tête reposait parmi des coussins, et de ses mains, chargées de bagues, elle jouait avec une longue mèche de ses cheveux déroulés. Un chien du Laos, aux poils rouges, dormait auprès d'elle, le museau sur sa cuisse, une patte sur son sein. »
Dans la dernière partie du livre, tous les sévices, tortures et persécutions sont étalés avec force détails dans un style magnifiquement outrancier.
Publié en 1899, ce récit puissant, audacieux et dérangeant au style fascinant, commence par une critique de la société, tous corps confondus, et pose des questions philosophiques : la sauvagerie sommeille-t-elle en permanence au plus profond de l'homme ? Plus tard les amours licencieuses du narrateur et de Clara se conjuguent avec force au cours la visite des jardins décrits dans une luxuriance de mots, et des lieux de tortures évoquant la barbarie aussi bien de ceux qui actent avec raffinement que de ceux qui voient et regardent avec une délectation orgastique :
« En elle, il n'est pas une attitude, pas un geste, pas un frisson , il n'est pas un froissement de sa robe , un envolement de ses cheveux , qui ne crient l'amour , qui ne suent l'amour , qui ne laissent tomber de l'amour et de l'amour autour d'elle , sur tous les êtres et sur toutes les choses. »