Le penchant de mon cœur vers la Mort, la Nuit, le Sang était indéniable.
Cet hiver de 1945 n'en finissait pas. Alors que le printemps, d'un pas furtif de panthère, s'était déjà manifesté, l'hiver semblait le retenir dans sa cage, et lui barrait la route avec un obscur entêtement. Les étoiles brillaient encore d'un scintillement de glace.
Chacun dit que la vie est une scène de théâtre, mais la plupart des gens ne semblent pas obsédés par cette idée, du moins pas aussi tôt que je le fus. Dès la fin de mon enfance, j'étais déjà fermement convaincu qu'il en était ainsi et que j'aurais un rôle à jouer sur cette scène, sans jamais révéler mon véritable moi.
Malgré tout, je n'étais pas sans pressentir confusément qu'un jour, d'une manière ou d'une autre, mon premier amour allait prendre fin. En l'occurrence, l'angoisse provoquée par cette prescience constituait peut-être l'essentiel de ma volupté.
À cet instant, quelque chose au dedans de moi fut déchiré en deux avec une force brutale. Comme si un coup de foudre avait fendu un arbre vivant. J'entendais l'édifice que j'avais construit pierre par pierre s'effondrer lamentablement. Il me semblait assister à l'instant ou mon existence était transformée en une sorte d'effroyable non-être.
Mon adoration aveugle pour Omi était dépourvue de tout élément de critique consciente et je m’en rapportais encore bien moins à un point de vue moral en ce qui le concernait. Quand j’essayais de saisir la masse amorphe de mon adoration, pour la faire entrer dans les limites de l‘analyse, elle avait déjà disparu.
Seule la vanité incite les gens à prendre des risques.
Des vagues à la rondeur d’un vert inquiétant venaient du large en glissant à la surface de l’eau. Les groupes de rocs bas qui faisaient saillie dans la mer avaient beau contrer leur avancée en projetant très haut des bouquets d’écume pareils à des mains blanches réclamant de l’aide, ils baignaient dans une sensation de profonde surabondance, et semblaient même rêver de bouées qui auraient rompu leurs amarres.
Une fois traversée l'ombre projetée au sol par l'arrière du bâtiment des sciences, je me retrouvai sur la butte située devant la vaste étendue du terrain de sport. La piste de course en forme d'ellipse, longue de trois cents mètres, et la pelouse à la surface irrégulière qu'elle enserrait étaient uniformément couvertes d'une neige éblouissante. Dans un coin de la pelouse, deux ormes immenses, serrés l'un contre l'autre, étendaient indéfiniment sous eux leur ombre qui, dans les premiers rayons du jour, semblait ajouter aux nuances du paysage comme une fausse note joyeuse, nécessaire pour sauvegarder la majesté de cette scène. Les arbres géants dressaient bien haut leur silhouette délicate, soulignée par le bleu du ciel d'hiver, par les reflets que renvoyait la neige, par les rayons obliques du soleil matinal ; de leur cime dénudée, des enfourchures de leur tronc, glissaient par instants, pareils à des paillettes d'or, de petits blocs de neige. Le silence était tel que même leur bruissement imperceptible répercutait ses échos à tous les vents, tandis qu'au-delà du terrain de sport les dortoirs des internes et les sous-bois qui en prolongeaient le faîte semblaient encore figés dans un profond sommeil.
Le défaut de l'adolescence, c'est de croire que le démon peut se sentir comblé quand on fait de lui un héros.